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impériale, il rentrait en Hongrie où commençaient à reparaître les signes d’une ère nouvelle de réconciliation. Il n’avait été un révolutionnaire que par circonstance ; il avait appris, avec son esprit fin et souple, que ce qu’on ne conquiert pas toujours par une insurrection, on l’obtient plus sûrement par la politique : aussi se ralliait-il à la campagne de revendications toutes légales engagée par son grand compatriote Deak. A côté du juriste méthodique et scrupuleux disputant pied à pied les droits traditionnels et constitutionnels de la Hongrie, le comte Jules était dans cette campagne le grand seigneur brillant, séduisant, facilement popularisé par son faste et son dandysme un peu théâtral. Il avait son rôle dans le nouveau mouvement national, et lorsque les disgrâces de Sadowa décidaient l’Autriche à une réconciliation définitive avec la Hongrie, il était un de ceux avec qui M. de Beust, devenu premier ministre de l’empire négociait le compromis qui a ouvert l’ère nouvelle, l’ère du dualisme. Il n’était pas seulement un négociateur ; il ne tardait pas à être le chef du premier ministère chargé d’inaugurer l’ordre nouveau, d’organiser pour ainsi dire l’indépendance hongroise reconquise. Il mettait un art singulier à conduire cette œuvre compliquée, à se grandir lui-même dans son pays et à gagner par sa grâce aristocratique l’empereur, l’impératrice elle-même. Il avait rapidement conquis les faveurs de la cour.

Cette fortune du premier ministre tout-puissant à Pesth ne suffisait déjà plus peut-être à son ambition. Populaire en pays hongrois, favorisé à la cour pour ses manières de gentilhomme, médiateur heureux entre sa nation et la dynastie, il visait plus haut, et s’il ne conspirait pas dès lors ouvertement contre M. de Beust, il contribuait du moins à préparer sa chute. Le brillant Hongrois, dans tous les cas, devait bientôt entrer en vainqueur à la chancellerie de Vienne et remplacer le Saxon étonné lui-même d’avoir à s’effacer devant son heureux rival. M. de Beust dit avec une naïveté mêlée peut-être d’une secrète ironie dans ses Mémoires : « Le comte Andrassy ne se montra pas chez moi. Il vint me voir seulement après sa nomination au poste que j’occupais pour me dire combien sa situation était pénible et comme il lui serait dur de changer sa résidence à Pesth pour celle de Vienne. » Le nouveau chancelier, pour pousser sa fortune, avait pris le meilleur moyen sans consulter M. de Beust : il avait plu aux maîtres à Vienne et il avait su gagner des amitiés à Berlin. Ce qui est certain, c’est que le comte Andrassy, devenu le premier conseiller diplomatique de l’empereur François-Joseph, a eu pendant quelques années une influence décisive sur les affaires de l’empire austro-hongrois. C’est lui qui a toujours passé pour avoir décidé la neutralité de l’Autriche pendant la guerre de 1870, à ce moment où M. de Beust disait mélancoliquement : « Il n’y a plus d’Europe ! » C’est lui qui, après la guerre, a négocié la réconciliation des