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pas dire précisément qu’elle nous apprend à vivre, mais qu’elle nous ouvre le spectacle de la vie. » Et encore : « Une société sans lettres serait une société sans lumière, sans morale, sans sociabilité et même sans religion. Non pas à la vérité que la littérature crée aucune de ces choses, mais elle les accompagne, et elle en est tellement la condition qu’on ne les conçoit pas sans elle. » Voilà le premier principe de sa critique, et non pas le moins original, ni surtout le moins fécond. M. Molines, dans son livre, s’est complu à montrer comment, par quelle suite ingénieuse de déductions subtiles, Vinet en a tiré des conséquences qui s’étendent jusqu’à la rhétorique et jusqu’à la grammaire. « Quoi d’étonnant, s’écrie Vinet, si un instinct universel veille d’un soin jaloux sur une grammaire et sur un vocabulaire dont l’altération rendrait imminentes la confusion des langues et la dispersion des forces de la société. Veiller sur la langue, c’est veiller sur la société elle-même. » Il compare en un autre endroit les écrivains sans correction à de « faux monnayeurs » dont les opérations « diminuent le crédit de la parole ; » et il ajoute ces mots, que je livre aux méditations de nos naturalistes et des réformateurs de l’orthographe française : Le respect de la langue, c’est presque de la morale. En effet, l’observation en paraîtra peut-être curieuse : les grands écrivains n’ont pas toujours assez respecté la morale ; ils lui ont même souvent donné de profondes atteintes ; mais, en revanche, depuis l’auteur du Paysan parvenu jusqu’à celui du Paysan perverti, depuis Marivaux jusqu’à Restif de la Bretonne, ou depuis l’auteur de la Paysanne pervertie jusqu’à celui de la Fille Élisa, tous les inventeurs de néologismes ont plus ou moins encouru le reproche d’immoralité.

Mais ce que Vinet veut surtout dire, et ce que nous pouvons dire avec lui, sans avoir besoin pour cela d’être « protestant » ni « chrétien, » c’est que, puisque les mots expriment des idées, ce sont bien les idées dont la valeur mesure celle des œuvres littéraires, et que, si la littérature est l’expression de la société, la critique et l’histoire ne sauraient séparer l’art d’avec la vie, qui l’inspire, l’enveloppe, et le juge. Pour nous approprier la doctrine et la rendre laïque, nous n’avons qu’à étendre un peu le sens du mot même de morale, et, puisque l’étymologie nous le permet, nous n’avons qu’à le prendre comme synonyme du mot de mœurs.

La littérature n’est pas un amusement d’oisifs ou un divertissement de mandarins ; elle est à la fois un instrument d’investigation psychologique, et un moyen de perfectionnement moral. En renouvelant les procédés de l’art, la manière même de composer ou d’écrire, nous pouvons dire, il faut dire qu’une grande œuvre n’accroît pas seulement le patrimoine héréditaire d’un grand peuple, elle en renouvelle encore et elle étend l’âme. Après le Cid et après Polyeucte