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non pas pour nous faire penser. Rien n’est plus éloigné de la nature de Vinet, et rien par conséquent ne l’éloigné davantage de la nôtre. La valeur des œuvres, leur intérêt même, ne se mesure pour lui qu’au nombre et à la grandeur des idées qu’elles expriment. Et, comme il n’y en a pas de plus grandes à ses yeux que celles qui touchent à la vie morale, celles d’où dépendent la conduite, et conséquemment le progrès, c’est pour cela qu’on a pu dire que son « christianisme » avait éloigné de lui la foule des lecteurs français.

Mais est-il bien nécessaire d’être « chrétien » pour penser comme lui ? Ses préoccupations, qui sont pour lui la conséquence de son christianisme, ne pourraient-elles pas s’en détacher peut-être ? Et, indépendamment de toute idée religieuse, ne peut-on pas croire que, de tous les problèmes le plus important et le plus tragique pour nous, c’est encore celui de notre destinée ? Je le crois, pour ma part, et qu’il l’est même d’autant plus que nous sommes plus libres et plus dégagés de toute espèce de confession. Catholiques ou protestans, c’est quand nous sommes vraiment « chrétiens » que nous pouvons, à la rigueur, nous passer d’agiter la question : elle est résolue ; et nous ne sommes « chrétiens » qu’autant que nous la tenons fermement pour résolue. Nous n’avons pas davantage à nous préoccuper de la morale : elle est faite ; et, d’en chicaner les applications particulières, — mais à plus forte raison, d’en discuter le principe, — outre que cela s’appellerait proprement hérésie, nous ébranlons imprudemment l’autorité simple et souveraine de ses prescriptions. Mais, au contraire, dès que nous ne croyons plus, dès que nous revendiquons et dès que nous reconquérons notre liberté de penser, alors, c’est justement alors, c’est alors surtout que nous avons besoin d’une règle qui guide nos actions, et d’une philosophie qui détermine notre conduite. Et d’où dépend cette philosophie, à son tour ? ou qu’est-elle en elle-même, en son fond, qu’est-elle et que pourrait-elle être qu’une certaine façon de concevoir et de résoudre, ou de poser tout au moins le problème de la destinée ? Moins nous sommes « chrétiens, » plus ces questions ont donc d’intérêt et d’importance pour nous. Bien loin d’en diminuer la grandeur, on l’augmenterait plutôt en les laïcisant. Et c’est ce que je veux dire en disant que, si le « christianisme » de Vinet est la règle intérieure de ses jugemens littéraires, on peut juger pourtant comme lui, sans être « chrétien. »

« La littérature, a-t-il dit quelque part, est par excellence l’expression de la société, c’est-à-dire tout à la fois du gouvernement, de la religion, des mœurs et des événemens, » et quand il le disait, il ne disait sans doute rien de bien neuf. Mais il ajoutait ailleurs : « Ce qu’on nomme communément la littérature se rapporte réellement à une connaissance spéciale, qui est celle de la vie humaine. Cela ne veut