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trop appuyé sur ce qu’on pourrait appeler le caractère confessionnel de la critique de Vinet. A Dieu ne plaise, au moins, que je médise ici de la théologie ! « Ces études théologiques, abstraites et aujourd’hui presque décriées, sont une vigoureuse gymnastique pour l’esprit, » dit avec raison M. Louis Molines ; et, pasteur lui-même, je n’aurais pas trouvé mauvais du tout qu’il en montrât l’utilité. J’admets d’ailleurs, puisque Vinet a joué son rôle dans l’histoire religieuse de la Suisse et même du protestantisme contemporain, qu’on en tienne compte, comme l’a fait jadis M. Eugène Rambert dans son Histoire de ta vie et des œuvres d’Alexandre Vinet[1]. Mais, après cela, si la partie durable de son œuvre, c’en est la partie de critique et d’histoire, c’est elle seule qui nous importe. En vérité, ce n’est pas d’être « protestant » qui nous rendrait Vinet étranger ; mais c’est quand on veut qu’il le soit à tout prix, quand on nous le rappelle avec une inutile insistance, quand on réclame enfin pour le « protestantisme, » la hauteur de vues, la pénétration d’esprit, la préoccupation morale qu’il a portées dans la critique et dans l’histoire littéraire.

De toutes les raisons que l’on a données pour expliquer l’indifférence relative du public français à l’égard de Vinet, je n’en retiendrai donc qu’une seule : c’est la sincérité, c’est la sévérité, c’est, si je puis ainsi dire, l’intensité de son christianisme : « Analyser le rôle littéraire de Vinet, dit à ce propos M. Louis Molines, ce n’est pas autre chose qu’étudier la critique littéraire au point de vue chrétien ; » et en effet, c’est bien ainsi que Vinet a compris la critique. Nous, cependant, en France, nous l’aimons mieux « laïque, » étant pour la plupart, comme on l’a dit si souvent, de la religion de Voltaire et de Béranger. Le Dieu des bonnes gens nous suffit, un Dieu qui aime à rire, un bonhomme de bon Dieu, qu’on honore sans y songer et rien qu’en usant de ses dons. Aussi excellons-nous, chez nos grands écrivains, à distinguer artificiellement ce qui ne saurait pourtant se séparer l’un de l’autre. Nous admirons « le style » de Pascal, mais nous réprouvons « le fanatisme » dont il est l’expression. Nous sommes fiers de Bossuet et de son « éloquence ; » nous regrettons seulement qu’elle enveloppe quelquefois des idées « cléricales. » Nous n’aimons pas, pour le dire en deux mots, qu’on mêle la religion et la littérature. Nous n’aimons pas beaucoup non plus que l’on confonde la littérature et la philosophie. Ainsi nous faisons cas de l’Esprit des lois, mais le Montesquieu que nous citons, c’est celui des Lettres persanes ou du Temple de Cnide. Nous ne méprisons pas l’Emile, ni le Discours sur l’inégalité, mais comme nous préférons la Nouvelle Héloïse ! Quoi encore ? Nous estimons que la littérature est faite pour nous divertir, et

  1. George Bridel, éditeur, à Lausanne.