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pieuse curiosité, l’inquiétude sacrée de Salammbô. On citerait volontiers plus d’un passage de ce duo : les premières paroles de Salammbô au grand-prêtre, la réponse si calme et si sereine de Shahabarim : Parmi les parfums, parmi les prières, enfin tout l’ardent récit de la jeune fille, ce récit que terminent ces mots : J’ai dormi pâle et solitaire, double soupir d’orgueil virginal et de désir amoureux.

Le prêtre, se refusant aux vœux de Salammbô, la laisse sur le seuil redoutable qu’elle peut à son gré, pieuse ou sacrilège, respecter ou franchir. De beaux récitatifs encore, simples et graves, amènent… je n’ose et ne veux pas dire un air. On m’a conté qu’un jour, à l’Opéra, M. Reyer avait tancé d’importance un directeur qui s’était permis d’appeler ainsi le chant de Sigurd : Hilda, vierge au pâle sourire. Désignons donc par cantabile, chose charitable, ce que chante Salammbô devant la porte du temple, sa délicieuse rêverie, son aspiration à se fondre en nuage flottant, en impalpable vapeur, à se perdre « dans le rayon qui passe et fuit, dans la brise aux tièdes haleines. » Toute la mélodie ici (une longue et belle mélodie) est confiée à l’orchestre ; la voix ne fait que suivre et poser de temps en temps sur le chant instrumental quelques paroles, comme l’accompagnement jadis ajoutait quelques notes à la ligne vocale. L’orchestre a le premier rôle ; il est le grand agent expressif ; Salammbô ne parle qu’après lui, elle se tait avant lui ; c’est lui qui achève l’idée et conclut la période musicale. On fait ainsi maintenant, et l’on peut faire très bien ; M. Reyer le prouve dans cette page vraiment exquise. Mais on peut faire bien aussi selon une formule différente, et M. Reyer encore l’a prouvé dans une autre et non moins exquise page, de Sigurd, celle-là : Des présents de Gunther je ne suis plus parée. Toutes deux se ressemblent un peu par le sentiment ; elles diffèrent par l’exécution : dans l’une, l’orchestre accompagne ; la voix, dans l’autre. Laquelle est la meilleure ? L’avenir jugera. Nous exposons et il décide.

Mais revenons à l’action. Salammbô sent redoubler son trouble et son désir ; les voix de nouveau l’appellent ; elle s’élance vers le sanctuaire, quand tout à coup, en haut des degrés, se dresse Mathô, couvert du pallium éblouissant. La phrase qui, tout à l’heure, guidait la rêverie de Salammbô, éclate alors avec fracas, emportant, dans son explosion magnifique, le chant triomphal du barbare. Voilà, je crois, le point culminant de l’ouvrage. Cette fois, nous croyons au voile de la déesse, et, comme Salammbô elle-même, nous sentons autour de nous, et le musicien a dû sentir en lui quelque chose des dieux.

Vers la vierge agenouillée et défaillante d’une joie divine, Mathô descend lentement. « Dis-moi, lui dit-elle, ô consolateur ! dieu jeune et charmant, dis-moi sous quel nom on t’adore. » Et la phrase musicale traduit à merveille l’hallucination ravissante. « Je t’aime ! » répond trois fois Mathô, mais tout bas, de peur que le rêve radieux ne