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collés aux murailles. C’est d’elle, au contraire, que s’est inquiété, que s’est épris le musicien ; d’elle ainsi que de sa mystérieuse et céleste amie. Tanit ! Baalet, Rabbetna, Anaïtis, Astarté, Derceto, Astoreth, Mylitta, Athara, Elissa, Tiratha, la lune, puisqu’il faut l’appeler par son nom, voilà la véritable et la première héroïne, de l’opéra de M. Reyer. Ne croyez pas que Salammbô aime Mathô, le colossal Libyen aux cheveux noirs et crépus, ce beau drôle de Libyen, comme disait Sainte-Beuve ; ce qu’elle aime, c’est la lune ; ce qu’il lui faut, c’est la lune, ou du moins le voile éblouissant qui brille au fond du sanctuaire, lumineuse émanation, symbole argenté de la Déesse.

« Jamais, disait l’autre soir non loin de nous un spectateur, jamais je ne m’intéresserai pendant cinq actes à une femme amoureuse d’un châle ! » — Voilà, sous forme de boutade, une sérieuse critique de Salammbô. On peut, sans être pour cela un Philistin, ne pas s’intéresser au théâtre, ou ne s’intéresser que d’un intérêt vague et lointain, à l’aspiration mystique, au désir sidéral de l’étrange fille, et comme dit encore Sainte-Beuve, de cette Elvire sentimentale qui a un pied dans le Sacré-Cœur. Ce qui manque le plus à cette histoire et à cette figure, c’est l’humanité. Je sais bien que la mode actuelle est aux légendes, aux personnages surhumains, ou extra-humains, ou même anti-humains, Le drame lyrique prétend se passer d’action. D’action, peut-être ; mais de passion, non pas : l’art et surtout l’art théâtral n’a jamais vécu et ne vivra jamais d’autre chose. L’intérêt dramatique de Sigurd souffrait déjà un peu, selon nous, de la fourberie d’amour qui faisait le fond de la pièce. Il nous déplaisait de voir Sigurd aller conquérir Brunehild pour un autre, et Gunther essayer de surprendre une reconnaissance qu’il ne méritait pas de voler une tendresse qui ne lui était pas destinée. L’équivoque ne se dissipait qu’au dernier acte, le plus beau de tous, sans doute parce qu’on y rentrait dans la nature et dans la vérité.

Ici, nous sommes bien plus encore en dehors de l’humanité. Salammbô ne pense véritablement ou plutôt ne rêve qu’à sa déesse. Elle est possédée, je dirais presque hypnotisée par l’astre, dont elle semble un reflet immatériel, mais inanimé ; figure très poétique, d’accord ; mais dramatique et vivante, non pas. « Des soldats l’avaient aperçue la nuit sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons de cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile… Une influence était descendue de la lune sur la vierge ; quand l’astre allait en diminuant, Salammbô s’affaiblissait. Languissante toute la journée ; elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir. » — Je sais bien que derrière cette tendresse pour l’astre bien-aimé se dissimulent l’attente, l’inquiétude et le désir de tendresses plus précises et plus formelles1. Ce que