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imperturbable conseiller était là, et lui disait : « Si vous allez, j’irai aussi ; mais quand nous rentrerons à Berlin, je ne serai plus ministre. » D’heure en heure, il devenait plus nerveux, et dans son entrevue avec le roi Jean, il se trouva mal. A la seule fin de gagner du temps, il promit d’expliquer par écrit ses raisons à la noble assemblée. Puis il délibéra longuement avec son ministre : — « Trente princes m’invitent, s’écriait-il, un roi m’est dépêché en courrier ; puis-je refuser ? » — Et son ministre recommençait à le raisonner. De guerre lasse, il céda, écrivit sa lettre de refus. Pendant ces interminables pourparlers, la colère s’était amassée dans le cœur de M. de Bismarck, et à peine fut-il seul, prenant de ses deux mains un plateau chargé de verres, il le fit voler en éclats : — « J’avais besoin de casser quelque chose, s’écria-t-il à son tour ; enfin, je respire ! » — Ces scènes se renouvelleront souvent entre son souverain et lui, et, un jour, il lui échappera de dire que le plus dur labeur de sa vie n’a pas été de mater ses parlemens, mais de convaincre son roi. N’avais-je pas raison d’affirmer que M. de Sybel narre mieux qu’il ne peint et que ses récits sont quelquefois en contradiction avec ses portraits ?

Le congrès princier de Francfort avorta ; mais ce ne fut pas une de ces étoiles filantes qui disparaissent sans laisser de traces. Pour gagner l’opinion publique à ses projets, l’empereur François-Joseph avait proposé d’adjoindre à la diète une assemblée de délégués des chambres allemandes. Le gouvernement prussien ne pouvait demeurer en reste, il dut surenchérir, et quoiqu’il fût alors à couteaux tirés avec sa chambre, il déclara qu’il n’accepterait une réforme du pacte fédéral que si on donnait à l’Allemagne un parlement élu directement par la nation.

La tragédie antique nous montre des morts qui sortent de leur tombeau pour venger leur injure. Le parlement de Francfort, si décrié, si conspué, avait voulu, en 1849, créer un empire allemand libéral et démocratique ; il avait succombé sous les rancunes et la coalition des princes. Cette grande ombre fut vengée le jour où M. de Bismarck se vit dans la nécessité de doter l’Allemagne du suffrage universel, dont les socialistes ont su faire leur profit. Il y a dans ce monde une puissance mystérieuse, pleine d’artifices et de ruses, qui se joue des plus grands politiques et tire de leurs plus savantes entreprises des conséquences qu’ils n’avaient ni désirées ni prévues. Les anciens l’avaient élevée au rang de déesse, ils l’appelaient Némésis ; on l’appelle aujourd’hui l’éternelle ironie des choses. Quelque nom qu’on lui donne, les vainqueurs doivent compter avec elle, et quelquefois elle s’amuse à consoler les vaincus.


G. VALBERT.