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à son autorité. La subtilité était inévitable. La science politique est une science. Toute science n’est simple, et accessible de plain-pied au sens commun, qu’avant d’être constituée, c’est-à-dire tant qu’elle n’est pas scientifique. Quand elle est devenue une science véritable, elle est infiniment complexe et a besoin de toutes les ressources de l’esprit pour être comprise, pour être pénétrée et pour être enseignée. Cela ne l’empêche nullement d’être pratique. Elle est pratique par ses résultats et ses applications. Elle livre à ceux qui n’ont pas le temps de l’étudier des formules qu’ils n’ont qu’à tenir pour acquises, qu’à respecter et qu’à employer. Il en est en politique comme dans toute autre science, avec cette différence, je ne sais pourquoi, que la foule, qui des autres sciences accepte très pieusement les formules et les applique avec confiance sans prétendre pénétrer la science elle-même, n’a nullement en politique la même docilité, et prétend se connaître en politique directement et immédiatement, soit qu’elle nie que la politique soit une science, soit qu’elle se croie par privilège pourvue naturellement de celle-ci. En conséquence, elle reproche aux professeurs de science politique d’être complexes, d’être abstraits, de se livrer à des analyses laborieuses, et, en un mot, d’être savans. Royer-Collard traitait, comme Montesquieu, la politique en science très difficile et très délicate. Il savait, en particulier, comme Montesquieu, que la science de la liberté est, entre toutes, infiniment compliquée ; car la liberté n’est et ne peut être autre chose qu’un équilibre très difficile à atteindre et à maintenir, et toujours menacé, entre les différentes formes de despotisme, le despotisme, sous une forme ou sous une autre, étant l’état naturel de la société humaine. La liberté est une réussite, comme la civilisation, dont, aussi bien, la liberté est une des expressions. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la science de la liberté soit chose subtile, et que, pour gagner la partie et apprendre aux autres à la gagner, il faille être un expert aux règles du jeu. — Royer-Collard connaissait presque tous les secrets de cette science, comme presque toutes les ressources de cet art. Il n’a mis qu’un peu d’affectation peut-être et coquetterie de fin professeur dans les leçons qu’il en donnait. Son enseignement, dont toute une partie reste solide, forte, essentielle, doit être l’objet, encore aujourd’hui, de nos méditations. Sa bonne vieille grammaire, comme les ouvrages d’éducation de ce Port-Royal qu’il aimait tant, doit être consultée par nous avec attention, et ne peut l’être qu’avec profit.


EMILE FAGUET.