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de l’état de nature. Ce sont jeux dangereux, tout au moins, et qui interrompent et brisent toute tradition. Épargnez à la chambre élective cette période d’inexpérience et d’audace, cette adolescence factice où elle retombe tous les cinq ans. Ne lui donnez pas périodiquement, en face des autres pouvoirs de l’État, cette illusion qu’elle est tout, et qu’elle vient de ramasser en elle tout droit et toute légitimité. Un parlement partagé en deux chambres, dont chacune sera lentement et progressivement renouvelée, n’aura ni la souveraineté, ni l’illusion, déjà dangereuse, qu’il est souverain. Il fera honnêtement et patiemment son métier de législateur, le seul auquel il soit propre.

Voilà l’ensemble des idées de Royer-Collard, tel qu’on peut le tirer des nombreux discours, sur diverses questions, qu’il a prononcés de 1815 à 1840. La « souveraineté » nulle part, le gouvernement partagé en divers pouvoirs, qui se limitent à la fois et se contrebalancent et s’aident l’un l’autre contre la « souveraineté » toujours menaçante, qu’elle vienne de la monarchie réparée ou de l’omniarchie victorieuse ; au lieu des privilèges particuliers d’autrefois, des privilèges généraux, qui s’appelleront, en langue courante, des libertés publiques ; tout cela présenté, non comme théorie d’un penseur isolé, mais comme défini, édicté et proclamé par la constitution de 1815 et formant « la philosophie de la charte ; » voilà le système politique de Royer-Collard.


III

Il faut remarquer d’abord que ce système est tout politique et historique. Il n’est nullement métaphysique. Royer-Collard n’a nullement cherché le principe ou les principes sur lesquels il établissait sa doctrine. Il n’a pas, comme Benjamin Constant, constitué un dogme du libéralisme ; il n’a pas, comme de Maistre ou de Ronald, constitué un dogme de l’autorité. Ce libéral n’a jamais défini la liberté, dit ce qu’elle était en son essence, en sa nature propre. Il n’a pas dit : c’est un droit de l’homme fondé sur ce que l’homme est un être moral, est une conscience. Le mot de droit de l’homme est même absolument inconnu à Royer-Collard, et très probablement lui répugne. Il n’a pas non plus rattaché la liberté au sentiment que doit avoir l’homme de la dignité de son semblable et au respect de cette dignité. Il n’en a pas fait une forme de la fraternité, de la charité. Il n’est pas assez homme de sentiment pour cela. Il ne la regarde jamais que comme une négation, que comme un veto, que comme une barrière et un halte-là ! Elle n’est jamais pour lui, sous quelque forme qu’elle se présente à ses yeux, qu’un