Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sénat. Cette situation était celle de l’Angleterre et devait donner à penser à une époque de guerres continuelles. Déjà au XIVe siècle, un Vénitien, Marino Sanuto[1], proposait, dans les Secreta fidelium crucis, un blocus continental contre l’Egypte, comme moyen d’enlever Jérusalem aux infidèles.

Le système suivi depuis des siècles par nos souverains était d’assurer la subsistance des nationaux, l’intérêt des producteurs de blé ne venait qu’en second lieu. Lorsque la subsistance du pays était assurée, l’excédent de blé pouvait être exporté. Cette défense d’exportation qui était la règle était tempérée par des exceptions dont on trouve de nombreux exemples en faveur des peuples alliés. Ce fut la doctrine suivie sous saint Louis et dans l’ancienne France, ce qui s’expliquait par les difficultés des transports et par les guerres fréquentes. Le commerce des grains n’était pas alors en faveur par la crainte de l’accaparement, que le Digeste, et auparavant les Proverbes de Salomon avaient condamné. Luther, dans ses Propos de table, ne voit que l’accaparement dans le commerce des grains ; cependant dès le XVIIe siècle la liberté du commerce des grains est demandée dans plusieurs contrées de l’Europe. Chez nous, Boisguillebert fut le premier. Necker avait une répugnance particulière pour l’exportation des grains et une manie de réglementation de ce trafic. Turgot fut pour le régime de la liberté et fit prévaloir l’idée juste que la certitude d’une exportation, dans tous les cas, augmenterait la production, ce qui serait profitable aux nationaux et par suite aux finances de l’état. Cette théorie avait déjà été mise en avant par certains conseillers des rois ; en 1484, Bourré, ministre principal de Charles VIII, fait donner « permission à tous marchans du royaume, de pouvoir tirer des blés en tel nombre qu’ils voudront, les pays demeurant fournis de ce qu’il leur sera nécessaire, afin de faire valoir les finances du roi qui en vendront beaucoup mieux », et de faire cesser les abus commis par ceux qui, ayant obtenu le droit de traite des blés, le revendent à certains marchands. On retrouve cette même idée dans le chancelier Duprat et dans les rapports de nos anciens intendans, qui disaient dans un langage bien simple et très vrai : pour qu’on paie les impôts, il faut qu’on puisse vendre les récoltes. Les producteurs favorisés, d’après Turgot, demandent à l’être davantage en vue de l’intérêt général ; les vives controverses soulevées à ce sujet montrent les difficultés de résoudre le problème à la satisfaction des divers intérêts.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1864, l’étude de Saint-Marc Girardin sur les Origines de la Question d’Orient.