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ne savent qu’obéir aux instructions venues de loin, mais réellement se diriger suivant les circonstances inopinées qui surgissent. Montaigne blâme l’usage des rois de Perse « de tailleries morceaux si courts à leurs agens, qu’aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance. » Castillon avait un champ plus libre, il interprétait la volonté du maître, et, dans aucune circonstance, il ne se trouva inférieur à Du Bellay, à Castelnau, à Marillac et aux autres ambassadeurs qui l’avaient précédé ou qui le suivirent à la cour d’Angleterre. Il avait été porté à favoriser le projet de mariage d’Henri avec Mme de Longueville, « cette affaire vaut bien le penser, » et peut-être cette alliance eût-elle été utile à l’intérêt politique de la France et à celui de la religion catholique. Lorsque cette union fut reconnue impossible, il en indiqua d’autres pour ne pas laisser éteindre l’espoir dans l’esprit de ce roi capricieux et pour « le plus dextrement et au moindre semblant possible l’induire à l’intention du roi très chrétien. »

C’est une idée d’un autre ordre et bien digne d’être remarquée qu’il émet actuellement : il propose un blocus commercial contre l’Angleterre. D’après sa dépêche chiffrée, si le saint-père portait un interdit dans les pays où on lui obéit pour empêcher d’une manière absolue de faire le commerce avec les Anglais, parce qu’ils sont schismatiques, aussitôt le peuple d’Angleterre mécontent contraindrait le roi de retourner à l’église, et ainsi ses mauvaises dispositions se trouveraient entravées. Il revient sur ce propos dans plusieurs dépêches et répète que, si tous les princes obéissant à l’église romaine s’unissaient pour empêcher tout trafic avec les Anglais, avant peu le roi d’Angleterre serait mis à la raison. Cette idée, que l’on retrouve sous plusieurs formes dans la correspondance de Castillon, est le premier germe du blocus continental, qui fut un des puissans moyens de guerre contre l’Angleterre au commencement de ce siècle. Dès le XVIe, un ambassadeur français avait compris qu’on pouvait ruiner l’Angleterre en l’enfermant chez elle et en paralysant son commerce, qui était déjà, à cette époque, sa force et sa richesse. Trois siècles plus tard, ce projet était mis à exécution, et la puissance anglaise ne put éviter d’être mortellement frappée qu’en faisant des efforts désespérés pour briser le cercle dans lequel on la resserrait. Ce qui a été bien près de réussir de nos jours avait les mêmes chances de succès au moment où écrivait Castillon, parce qu’alors, comme aujourd’hui, l’Angleterre ne pouvait pas se suffire, ni vivre isolée, mais était obligée de recourir au trafic avec les autres nations. « Sans l’étranger, l’Italie ne subsisterait, point ; tous les jours la vie du peuple romain est à la merci des Ilots et des tempêtes, » disait Tibère au