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grande que puisse être la déviation du prix courant relativement au prix naturel du travail[1], il tend, ainsi que toutes les denrées, à s’en rapprocher. C’est lorsque le prix courant du travail s’élève au-dessus de son prix naturel que le sort de l’ouvrier est réellement prospère et heureux, qu’il peut se procurer en plus grande quantité tout ce qui est utile ou agréable à la vie, et, par conséquent, élever une famille robuste et nombreuse. Quand, au contraire, le nombre des ouvriers s’accroît par le haut prix du travail, les salaires descendent de nouveau à leur prix naturel, et, quelquefois même, l’effet de la réaction est tel qu’ils tombent encore plus bas.

Quand le prix courant du travail est au-dessous de son prix naturel, le sort des ouvriers est déplorable, la pauvreté ne leur permettant plus de se procurer les objets que l’habitude leur a rendus absolument nécessaires. Ce n’est que lorsqu’à force de privations le nombre des ouvriers se trouve réduit ou que la demande de bras s’accroît, que le prix courant du travail remonte de nouveau à son prix naturel. L’ouvrier peut alors se procurer encore une fois les jouissances modérées qui faisaient son bonheur. (Ricardo, Principes, chap. V.)


Ce n’est donc pas la faute de la bourgeoisie si les ouvriers ne sont pas toujours heureux. Ils sont d’abord sous l’influence d’une loi qui domine toutes les transactions, celle de l’offre et de la demande, qui est la même que celle de la rareté et de l’abondance ; si les bras sont surabondans, ils ne peuvent pas être chers, c’est une loi que les ouvriers connaissent parfaitement. De là vient qu’ils tendent à diminuer le nombre des apprentis, ainsi que le nombre des heures de travail, et qu’ils sont hostiles au travail des femmes et des enfans, et surtout des étrangers. Puis est-ce la faute du patron si l’ouvrier se marie à vingt ans (en fait ou en droit), au lieu d’attendre, comme le bourgeois, jusqu’à l’âge de trente ans? Toutefois, ce n’est pas là une loi, l’ouvrier n’est pas forcé de se marier prématurément, et l’expression loi d’airain est non de Ricardo, mais de Lassalle; c’est lui aussi qui la qualifie de « cruelle, » mais doublement à tort : d’une part, parce que le libre-arbitre existe et que l’homme n’est pas forcé de se marier trop jeune, et, de l’autre, parce que malgré l’imprudence des ouvriers, qui contribue à la rapide augmentation de leur nombre, la demande de bras peut s’accroître en même temps, de sorte que la multiplication du nombre des ouvriers n’empêchera pas les salaires de s’élever. On a vu qu’en effet les salaires se sont élevés malgré l’accroissement de la population.

  1. Voici comment Ricardo, dans le même chapitre, définit le salaire naturel : « Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers en général les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution. »