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fermage (en anglais, rent), c’est sous le nom de « rente du sol » que, à la suite de Ricardo, la part rémunérative de la nature est entrée dans la science économique.

Nous devons supposer que le lecteur connaît la doctrine de Ricardo, qui a donné lieu à de si longs et si ardens débats. Cette doctrine est complètement vraie pour les pays neufs ; dans les vieux pays ce ne sont pas seulement les meilleures terres qui paient une rente, mais toutes les terres qui produisent plus que le remboursement des frais. En France, à la suite de M. Boutron et d’Hippolyte Passy, et ensuite en Allemagne, on a étendu singulièrement le sens du mot rente, représentant l’action propre à la nature : tout homme qui jouit d’un avantage particulier, d’un talent ou d’une aptitude qui le fait rétribuer à un taux supérieur à celui du travailleur ordinaire du même ordre, perçoit une rente : c’est un prix de monopole qu’on paie. Les 100,000 francs d’une cantatrice s’expliquent ainsi. Un roi ayant dit à une cantatrice qui demandait un traitement élevé : « Je n’en donne pas autant à mes généraux, » elle répondit : « Eh bien, sire, faites chanter vos généraux. »

La tendance de l’époque actuelle à voir d’un mauvais œil les gains qui arrivent sans qu’on les ait mérités par le travail, a fait entrer dans le langage économique deux nouvelles expressions ; l’une est due à John Stuart Mill : l’unearned increment (l’accroissement non gagné), et l’autre au professeur Ad. Wagner : le fruit des conjonctures. C’est, dans les deux cas, la guerre déclarée au produit de la chance, comme si c’était un crime d’être heureux ; mais l’acquisition de ces deux nouvelles expressions ne constitue nullement un progrès. La chance est en dehors de la science et doit rester, presque à tous les égards, en dehors de l’action du gouvernement. C’est qu’en effet ce que l’on attribue à la chance est parfois le résultat de l’habileté ; puis, et c’est là la raison principale, comme l’État ne peut pas empêcher le particulier de souffrir d’une chance défavorable et qu’il ne le dédommage pas quand elle survient, la morale la plus élémentaire lui défend de s’emparer, ne serait-ce qu’en partie, du résultat des bonnes chances. Du reste, il y a nombre de chances dont aucun pouvoir humain ne peut vous priver, ce sont nos qualités,.. qui quelquefois nous valent une fortune.

Nous ne croyons pas que les doctrines relatives au travail aient fait des progrès. Les socialistes, il est vrai, ont cherché à faire attribuer au travail, seul tout le mérite de la production ; mais on n’a pas eu de peine à réfuter cette erreur en dégageant et en mettant en lumière l’influence, pourtant si évidente, de la nature et celle du capital. Ne rappelons que ce seul argument : avec le même