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Tandis que je m’abandonne à cette rêverie, un moine chevelu, barbu, vêtu de noir, désigne à ma vénération les restes mortels d’un de ces monarques. En face de l’autel une espèce de longue boîte, recouverte d’une draperie de velours violet, repose sur une table, à portée de la main. Le moine ôte son bonnet, s’approche avec force génuflexions et petits signes de croix rapides, tire la draperie, soulève le couvercle, et, pour me faire plaisir, se dispose à violer pieusement la sépulture portative de son roi. Dans le cercueil entr’ouvert, un morceau d’étoffe moule la forme humaine d’un cadavre ; tout près de la tête, on a mis une sébile d’aveugle, déjà pleine de pièces de monnaie. Quel abîme ! Ce Bélisaire de la royauté tendant la main du fond de son cercueil ! Je dépose à mon tour ma modeste obole sur le squelette de Sa Majesté Etienne Uroch. Si j’avais doublé la somme, le moine aurait certainement poussé plus loin le sacrilège et montré la dépouille royale dans son horreur la plus intime. Il existe un tarif pour vaincre les derniers scrupules. Un reste de pudeur m’a retenu. J’ai pris congé du prince infortuné sans vouloir remuer sa cendre.

Pendant que ce montreur de rois tire le rideau et remet son bonnet, un ivrogne entre dans l’église, et manie les objets sacrés avec une singulière familiarité, tout en vociférant des psaumes très peu chrétiens. Mon guide n’a pas l’air de s’en apercevoir, et continue l’étalage de son musée religieux. Dans ce pieux bric-à-brac, quelques pièces curieuses racontent l’histoire du couvent. Des vases d’orfèvrerie, un charmant reliquaire de la renaissance italienne, de belles étoffes offertes par un sultan, montrent que le monastère n’a pas cessé de prospérer sous la domination turque : ce qui dérange quelque peu les idées courantes sur le sort des chrétiens d’Orient. Une plaque de cuivre finement gravée, où s’ébattent des angelots bouffis et bouclés, contemporains d’Anne d’Autriche, présente le plan complet du couvent, avec ses fortifications et ses dépendances ; et ce plan, tracé avec amour, atteste l’existence paisible des communautés chrétiennes aux beaux temps des Osmanlis. C’est seulement après le siège de Vienne qu’elles ont commencé à souffrir : il n’est point de pire tyrannie que celle d’une armée battue qui rentre dans ses foyers. Tel était parti bon soldat qui revient soudard. Mais on voit aussi que l’art religieux, comme le culte lui-même, n’a cessé de dégénérer jusqu’à l’époque moderne, et que l’émancipation n’a pas suspendu cette décadence. Tandis que les fresques les plus anciennes ont encore une grande allure, les dernières images de saints ne sont que de grossiers barbouillages. C’est de la barbarie sans naïveté.

Cependant les chants de l’ivrogne et la petite industrie