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ces cornes plantées sur le front d’un chevalier ! En vérité, c’est payer cher d’aussi tristes plaisirs que de souffrir l’affreux remords qui poursuit constamment Faustus. Car il n’a pas plus tôt signé sa mort éternelle qu’une horrible anxiété le saisit pour ne plus le quitter. Son bon ange le poursuit, lui murmurant aux oreilles : « Repens-toi ! » Il répète tristement : « Mon cœur est si endurci que je ne puis me repentir ! » Marlowe est le premier écrivain moderne, si l’on excepte les théologiens, qui ait décrit cette dureté de l’âme et cette sécheresse du cœur, ce besoin de jouir qui se heurte aux idées morales, comme à un invincible obstacle, ce désespoir et ce vertige de l’âme pécheresse, qui se débat contre un frein invisible qu’elle ne secouera jamais. C’est pourquoi ce drame nous touche si fort ; car c’est une œuvre très triste et très ironique.

« La pensée maîtresse du Faust, » nous dit M. Taine, c’est qu’il faut « se gorger et fermer les yeux sur l’issue, sauf à être englouti le lendemain. » Eh ! quoi ! ce serait la morale de ce fragment mélancolique où la vanité de la vie est étalée dans cette lumière crue ? A vrai dire, sur l’intention dernière du poète, on discutera toujours. Fut-il un philosophe ? Fut-il un pur artiste ? S’est-il mis lui-même dans son œuvre ? A-t-il, au contraire, raillé sa propre pensée ? Nous voudrions le savoir, et nous ne le saurons jamais sans doute. Mais l’œuvre est sous nos yeux, et c’est la plus désenchantée qui soit. Elle est inachevée et incohérente ; mais, dans son imperfection, elle en dit long sur les spectateurs qui l’ont applaudie. Simple ébauche, elle n’en est pas moins la tentative la plus intéressante de Marlowe, parce qu’il y a des sujets qu’il est glorieux de traiter. Littérairement, elle est une date dans l’histoire du théâtre moderne : car elle marque l’introduction de l’idée religieuse, ou, plus simplement, du problème de la vie, dans le drame. Elle a fait souche : car Hamlet au moins et peut-être la Tempête sont sortis de là.

Mais les imitateurs ont été plus illustres que nombreux ; et, si l’on en veut la raison, elle est tout entière à l’honneur de ce Marlowe, si « déréglé, » si « débordé, » si « outrageusement véhément et audacieux. » C’est que tout ce dérèglement et tout ce débordement lui ont laissé le temps de se poser ce problème de la destinée de l’homme et d’ennoblir le théâtre de son temps en le portant à la scène. Il y a des auteurs dramatiques plus fameux qui n’ont jamais trouvé ce temps-là, — et à qui, d’ailleurs, personne n’en fait un reproche.


JOSEPH TEXTE.