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d’âmes, parfois les plus nobles, sceptiques, languissantes ou révoltées. Vers 1590, la doctrine protestante n’avait pas encore pris corps en Angleterre ; elle restait, si l’on peut dire, dans la majorité des esprits, à l’état fluide ; elle ne s’était pas condensée. Le beau livre de Richard Hooker sur les Lois de la politique religieuse, qui devait être l’un des fondemens de l’anglicanisme, ne commença de paraître qu’en 1594. Elisabeth elle-même, toute protestante qu’elle fût, se défiait du calvinisme, où elle pressentait le germe de l’esprit républicain. En dépit de ses théologiens, elle conserva toute sa vie les symboles catholiques, le crucifix, les cierges et les fêtes des saints. Tout changera sous Jacques Ier, roi dévot, et le divorce ira s’accentuant entre ceux qui constitueront bientôt les deux grands partis des Cavaliers et des Puritains. Grotius pourra écrire, en 1613, de la cour d’Angleterre : « La théologie règne ici en souveraine. » La Bible aura, suivant la formule de Greene, définitivement remplacé Plutarque. Mais le public de Marlowe n’en était pas là. Il n’avait pas pris son parti encore de la révolution qui se préparait. Il se contentait de s’intéresser passionnément aux questions morales et de vivre dans une atmosphère comme baignée de surnaturel. C’est pourquoi Marlowe écrivit la Tragique histoire du docteur Faustus.

Celle-ci est bien la plus complexe des œuvres que le XVIe siècle allait léguer au XVIIe. C’est la plus curieuse du théâtre de Marlowe. C’en est aussi la plus significative pour nous, — à une condition cependant : c’est que nous dépouillerons ce nom de Faust de tout ce que l’art moderne y a attaché de symboles. Il y a des noms prédestinés, celui de don Juan, celui de Faust, celui de Tannhäuser, qui portent avec eux toute une part de l’héritage moral, philosophique ou esthétique de l’humanité. Ils sont gros des sens les plus variés, et par là même décevans. Goethe lui-même n’avait-il pas fini par personnifier en Faust jusqu’aux tendances les plus mystérieuses, jusqu’aux aspirations les moins définies de son génie ondoyant ? Cela est si vrai que, depuis lui, poètes, peintres et musiciens, de Berlioz à Ary Scheffer, de M. Gounod à Lenau, — combien d’autres encore ! — ont refait chacun un Faust à leur image, et que de tous ces Faust réunis il est peut-être sorti une idée ou une impression d’art, mais à coup sûr il ne s’est pas dégagé un caractère.

Débarrassé de ce voisinage encombrant, le drame de Marlowe est encore suffisamment étrange. Car il tient, d’une part, du moyen âge par le caractère sensible et imaginatif de la religion, ainsi que par la foi au surnaturel, de l’autre à la Renaissance, par la place qu’y occupe le besoin de savoir et d’apprendre. Il est