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démesures ; ils s’appellent la crainte, l’avarice, la trahison, l’ingratitude, la lâcheté. Ce sera le rôle de Shakspeare de rendre à l’amour sa place naturelle, et pour longtemps : car après Imogène et Desdémona, nous aurons Amoret, Evadné, Viola, Edith, toutes les héroïnes de Fletcher dont le nom seul est un charme pour l’oreille. Marlowe les ignore ou les écarte. Ce qu’il peint, c’est la souffrance et c’est la mort. Qu’on se rappelle dans Tamerlan la fin atroce du roi Bajazet se brisant la tête contre les barreaux de sa cage. Que dire des détails hideux qu’on nous donne sur les derniers jours d’Edouard II ? Cela souleve le cœur. Un spectateur moderne n’y tient pas. En vérité, la mort est le personnage présent et invisible qui domine ce théâtre : non pas la mort décente et voilée de nos tragédies, personne d’esprit et de goût qui fait son devoir discrètement, masquant l’horreur du fait brutal sous le flux des paroles et enveloppant la grossièreté du dénoûment dans l’harmonie des beaux vers ; mais bien la mort avec son mystère et ses affres, le saut dans l’inconnu, le frisson des nerfs, la révolte de l’être qui ne veut pas finir. En courtisan rebelle, qu’on mène au supplice, dit à la reine : « Ne pleurez pas Mortimer, qui méprise le monde, et qui, comme un voyageur, s’en va découvrir des pays inconnus ! » Il sort. Un instant après, on apporte sa tête coupée. Malgré nous, une question nous obsède : l’idée de ce voyage mystérieux nous trouble. La toile tombe, et nous restons pensifs et inquiets de l’autre vie. Singulier effet d’un drame, que d’agir comme un sermon !

Je ne sais si le caractère essentiel de la Renaissance fut d’être, comme l’affirme M. Richepin, « délibérément affranchie de toute morale, » ni même si un pareil affranchissement est possible. Ce qui est bien certain, c’est que jamais siècle ne fut plus hanté du problème de la destinée. S’il est un trait qui soit commun à tous les dramaturges contemporains ou successeurs de Shakspeare, de Marlowe à Webster, de Marston à Massinger, c’est celui-là. Nul théâtre n’a été plus imprégné d’une idée. M. Symonds a réuni un certain nombre des jugemens les plus significatifs dont il abonde, sur la mort et sur la vie. On ferait un gros volume en les réunissant tous. On n’y trouverait nulle part, — faut-il le dire ? — de doctrine arrêtée. Ce ne sont que doutes, méditations, mélancolies de poètes. Ils auraient tous pu dire, comme ce personnage de la Tempête : « Nous sommes de la matière dont sont faits les rêves. » Aucun écho des querelles théologiques qui ont rempli leur siècle, si ce n’est d’amères satires contre les puritains, ennemis des théâtres. C’est qu’ils vivent dans une de ces époques indécises où les principes se combattent et se balancent, en laissant beaucoup