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Walter Raleigh ? N’oublie-t-on pas un peu bien aisément, quand on nous parle de cette Angleterre si sanguinaire, la férocité de nos guerres de religion ? Certains excès ne sont-ils pas le fait d’une époque plutôt que d’une race ? Enfin n’a-t-on pas été dupe, en jugeant une époque aussi complexe, précisément du théâtre de Marlowe, des mélodrames de Ford ou de Webster, des horreurs de Kyd ou de Shakspeare même, pures fantaisies de poètes, et très mauvaises peintures de mœurs ? Que d’étranges conclusions on pourrait tirer, en s’y prenant avec un peu d’adresse, des drames de Pixérécourt sur la société française entre 1800 et 1840 !

Ces réserves une fois faites, et si l’on veut bien ne chercher dans Marlowe qu’un reflet, non une peinture de son temps, il est incontestable qu’il doit beaucoup à son siècle et qu’on ne saurait séparer l’étude de ce théâtre de celle du milieu où il s’est produit.

Jamais, en effet, poète dramatique n’a été en communion plus étroite avec son public. En 1587, — date approximative de ses débuts, — il n’y avait pas en Angleterre de société proprement polie ou lettrée. Le théâtre était à la foule et flattait la foule. Le poète, soucieux avant tout d’être applaudi, ne tenait guère à la gloire de l’écrivain. Celle de Marlowe, — il est essentiel de peser ce fait, — n’a jamais reposé, ni aux yeux de ses contemporains ni aux siens propres, sur ses drames, mais bien sur les traductions des poètes antiques, de Héro et Léandre, et des Amours d’Ovide. Un poète de cette époque, Marston, imprimant une de ses pièces, disait modestement dans la préface : « Si quelqu’un s’étonne que je fasse imprimer une comédie, qu’il sache que je ne puis faire autrement. » Comment des dramaturges si peu inquiets de leur renom littéraire auraient-ils été à l’encontre des goûts du public, et pourquoi ? Au reste, jamais non plus théâtre ne fut plus libre. « Nommer un censeur des pièces, refuser le privilège aux compagnies non autorisées, interdire aux comédiens l’exercice de leur art le dimanche, punir les sermens blasphématoires sur les planches, refréner la publication des pamphlets séditieux ou calomnieux, » voilà à quoi se bornait, nous dit M. Symonds, le rôle du gouvernement. Du fond même des pièces, Elisabeth se souciait peu. Elle aimait le théâtre ; elle y voyait un moyen d’instruire son peuple en l’amusant ; elle n’eut garde d’entraver les tentatives des auteurs ni d’intervenir dans leurs querelles.

Marlowe, ayant ainsi ses coudées franches, eut le mérite de comprendre, mieux que ne l’avaient encore fait les Greene, les Peele et les Nash, ce qu’il fallait à ce public jeune et ardent. Qu’y eut-il donc de commun entre cette foule et lui ?