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que, si plusieurs de ses contemporains l’ont jugé sévèrement, d’autres, des poètes, il est vrai, — mais pourquoi en croirait-on moins les poètes, qui l’ont connu, que les puritains, qui en parlaient par ouï-dire ? — l’ont appelé « l’aimable » ou « le bon » Marlowe, et enfin que, si l’on se borne à l’examen de ses drames, comme l’amour n’y occupe presque aucune place, il ne tient qu’à moi d’en conclure avec M. Symonds que les plaisirs de l’amour étaient sans attrait pour lui. C’est pourtant une conclusion que nous ne tirerons pas. Si l’on raisonne, en effet, par analogie, il semble probable que la vie de Marlowe ne fut pas entièrement édifiante, non plus que son christianisme. Mais de là à en faire une sorte de fanfaron de la débauche, de héros de l’impiété ou même, avec certains critiques, de précurseur de la libre pensée moderne, il y a un pas, ou plutôt un abime, que rien, — et son théâtre moins que le reste, — ne nous autorise à franchir.

Ce qui est vrai de Marlowe l’est aussi, dans une large mesure, de son temps et de son pays, de cette « caverne de lions » dont parle M. Taine. Pour n’en citer qu’un exemple, ne s’en est-on pas fié un peu trop, dans les jugemens qu’on a portés de l’Angleterre du XVIe siècle, à des témoignages presque aussi suspects en leur genre que ceux des puritains sur Marlowe ou des protestans sur Ronsard ? On nous cite constamment la terrible phrase de Benvenuto Cellini : Questi diavoli, quelle bestie di quegli Inglesi. Mais a-t-on suffisamment pesé ce fait que l’Angleterre n’était, aux yeux des artistes italiens de ce temps, rien moins qu’une sorte de Sibérie ? On n’y cultivait, en effet, sous le règne d’Elisabeth, ni la peinture, ni la sculpture, ni aucun des arts des pays du Midi. Une fois seulement, un sculpteur italien, Torrigiano, tenta de s’y établir. Il n’y resta guère. A part le musicien Alfonso Ferrabosco, l’ami de Ben Jonson, on n’y rencontrait pas, comme en France, d’artistes étrangers. Par une singularité digne de remarque, la grande époque poétique de l’Angleterre a été une époque de stérilité relative dans les arts plastiques. Mais n’a-t-on pas tiré de là des conclusions fort exagérées sur ce que M. Rabbe appelle « l’énergie indomptée et sauvage du tempérament saxon ? » Ne s’en est-on pas rapporté un peu aveuglément à des juges mal informés ? Ne serait-il pas permis, puisqu’on parle de sauvagerie, d’opposer victorieusement, avec M. Symonds, les Essex, les Drake, les Raleigh, aux marquis de Pescaire, aux Malatesta, aux Médicis eux-mêmes ? N’y a-t-il pas dans le caractère des uns je ne sais quoi de chevaleresque, de noble et de grand, qui fait défaut aux autres ? Où trouvera-t-on un aventurier plus hardi, plus « indompté » et pourtant plus généreux et même plus philosophe que cet admirable