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même qui le perdit dans le jugement de ses contemporains et qui prépara sa chute. Cette réhabilitation tardive d’un dessein longtemps méconnu n’est pourtant pas sans justice, et c’est à bon droit, que le nom de d’Argenson est resté attaché au plan d’émancipation de l’Italie, car il n’est aucune de ses œuvres où il ait porté une passion plus vive et plus désintéressée. Il s’y adonna sans réserve, et n’est-il pas vrai que, dans le récit qu’on vient de lire, on le voit apparaître tout entier avec l’élévation de ses vues, la générosité de ses sentimens, la loyauté de sa parole, son ignorance de la malignité humaine, ses conceptions originales poursuivies un peu au hasard, sans souci (pour parler comme les politiques savoyards) de la trop forte impression de nouveauté qu’elles produisaient autour de lui, en un mot, cette recherche d’un résultat idéal qui l’exposait trop souvent à manquer le but en visant trop haut ?

C’est bien le jugement que porte de lui, en lui témoignant sa reconnaissance, au nom de l’Italie, l’illustre écrivain Botta, plus équitable et plus impartial, sur ce point, que les autres historiens ses compatriotes. Après avoir raconté le cruel mécompte infligé par le savoir-faire du ministre de Charles-Emmanuel à la naïveté de celui de Louis XV, il conclut en ces termes : D’Argenson, trompé par l’excès de sa bienveillance envers l’Italie, mérite plus d’éloges pour l’excellence de ses intentions que pour l’habileté de sa conduite : Bogino, au contraire, avec sa froideur calculée, fait preuve de plus d’adresse que de sincérité ou de droiture. L’abbé de Saint-Pierre aurait mieux aimé d’Argenson : Machiavel aurait préféré Bogino. Du train dont va le monde, je laisse au lecteur à décider laquelle des deux préférences serait la mieux placée[1]. Cet avis ne diffère guère de celui qu’exprimait, au lendemain même de l’événement, un témoin intelligent, l’ambassadeur de Venise à Paris, plus en mesure que personne d’apprécier cette finesse italienne dont son propre gouvernement n’ignorait aucun des secrets. « Il est certain, disait-il, qu’en tout temps la maison de Savoie a su, mieux que toutes les autres cours, le moyen de mener à bien une négociation, et qu’elle doit son agrandissement surtout à l’art d’avoir su bien tromper les hommes, et les cours en tout temps ne changent guère leur manière d’agir[2]. »

Le tort du plan de d’Argenson (il l’a reconnu lui-même) était

  1. Botta : Histoire d’Italie, faisant suite à Guichardin, t. IV, p. 113.
  2. Egli è certo che in tutti li tempi quella casa a saputo meglio di tutte le altre li modi di negoziare, e che all’ arte di saper bene ingannare gli uomini deve sopre ogni altra cosa il proprio ingrandimento. E le corte in tutti li tempi conservano sempre poco più poco meno le medesime massime. — Tron, ambassadeur de Venise à Paris, 4 avril 1746. (Bibliothèque nationale)