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Impossible. Que ne pouvait-on craindre, d’ailleurs, de la part de l’irascible Elisabeth, qui allait se trouver d’autant plus humiliée de la concession qu’on lui avait arrachée, qu’elle n’en recueillait pas le bénéfice ? Que l’Angleterre et l’Autriche lui fissent, des offres séduisantes, ne se croirait-elle pas en droit d’user de représailles en se séparant de l’alliance française sans prévenir ? Des correspondans secrets signalaient déjà la présence à Padoue d’un ecclésiastique espagnol qui était admis à des entretiens confidentiels avec les représentans de Marie-Thérèse, réfugiés dans cette ville depuis la prise de Milan[1]. C’était donc à Madrid qu’il fallait aller en toute hâte panser la plaie de l’orgueil royal. Le vieux maréchal de Noailles, en sa qualité d’ancien compagnon d’armes de Philippe V, qui avait contribué à le mettre sur le trône, se crut propre à cet office délicat et s’offrit pour le remplir. Louis XV accepta sa proposition avec empressement sans songer que Noailles était l’adversaire direct et le contradicteur habituel de d’Argenson dans le conseil, et que donner à un ministre son propre rival comme ambassadeur, pour réparer ses fautes, c’était lui causer un dégoût difficile à supporter. Mais les princes, accoutumés à être obéis dès l’enfance, prennent peu de souci de la dignité de leurs serviteurs ; et quant à craindre une démission volontaire, c’était un acte d’irrévérence que les habitudes du temps ne comportaient pas. D’Argenson dut donc dévorer l’injure sans se plaindre, il en fut quitte pour s’attribuer à lui-même la nomination de son rival et déclarer (comme il le fait encore dans ses Mémoires) qu’il était trop heureux de débarrasser le conseil, au moins pour quelques semaines, d’un brouillon et d’un importun. Mais sa disgrâce apparut dès lors comme prochaine à tous les yeux : il n’était plus ministre que de nom.

Ainsi, par une singularité dont ce n’est pas l’unique exemple, l’acte de la vie ministérielle de d’Argenson qui, auprès de la génération présente, a fait le plus d’honneur à sa mémoire, fut celui-là

  1. Arneth, t. IV, p. 182, 183, 448. — Cet ecclésiastique, un abbé Armandi, ne proposait de rien moins, nous dit M. d’Arneth, qu’une alliance de l’Espagne avec l’Autriche pour lui faire rendre la Silésie par la Prusse et enlever à la France la Lorraine et l’Alsace en échange d’un établissement fait à l’infant. Philippe en Italie. Il est impossible de savoir jusqu’à quel point cet agent obscur était autorisé à engager ces pourparlers. Plus tard, d’autres négociations furent directement engagées entre Vienne et Madrid, entre autres par le marquis de Grimaldi, ministre de Gênes auprès de la cour d’Espagne. Mais d’Argenson prétend dans ses Mémoires, que c’était avec la connaissance et le consentement du maréchal de Noailles qui en avait préalablement informé le roi, ce qui suppose que les intérêts français n’auraient pas été sacrifiés. Cette assertion n’a rien d’invraisemblable, étant donnée l’habitude que Louis XV commençait à prendre de suivre les affaires diplomatiques par des voies secrètes à l’insu des ministres. — (D’Arneth, t. IV, p. 188, 190, 419. — Journal de d’Argenson, t. IV, p. 315.)