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de grâce et de précision qui distinguent déjà l’art des îles. En rapprochant des textes anciens les inscriptions et les marbres trouvés à Délos, on peut se faire une idée exacte de ces écoles insulaires. À Chio, en particulier, l’art de la sculpture sur marbre était exercé au vie siècle dans une même famille d’artistes ; pendant trois générations, le fils avait été l’élève du père. Mikkiadès, fils de Mélas, avait transmis à son propre fils Archermos l’enseignement paternel, et dans une inscription de Délos, les deux artistes, associés pour une œuvre commune, rappellent fièrement leur filiation[1]. Ce que pouvait être à cette date l’éducation d’un sculpteur, on l’imagine sans peine ; elle était avant tout technique. Le maître initiait son élève au maniement du ciseau ; il lui enseignait les principes encore bien sommaires des proportions, lui révélait les conventions à l’aide desquelles l’art primitif résout naïvement les difficultés, en un mot, il faisait de lui son collaborateur docile. L’élève était-il doué de quelque initiative ? Avait-il l’ambition de faire œuvre personnelle ? Sans répudier l’enseignement de son maître, il élargissait prudemment la voie étroite où celui-ci l’avait engagé. Il imaginait un mouvement plus libre, une attitude plus compliquée, et introduisait un peu de vie dans le type conventionnel qu’il avait maintes fois reproduit. Ses audaces étaient mesurées, et rien dans ce progrès lent et continu ne venait rompre brusquement la tradition de l’école.

Les maîtres primitifs n’éprouvaient aucun scrupule à se répéter. Appelé sans doute à Athènes par la renommée des travaux d’art qu’inaugure Pisistrate, Archermos de Chio y traite un type plastique dont l’invention lui appartient, et qui constitue dans l’art grec du vie siècle une des innovations les plus hardies. Tous les archéologues connaissent la statue de la Victoire découverte à Délos par M. Homolle[2]. C’est une des pièces capitales du musée central d’Athènes. Les visiteurs s’arrêtent avec curiosité devant cette statue, empreinte d’une si franche saveur archaïque, et qui nous révèle si clairement une des conventions les plus originales de l’art grec à ses débuts. La Victoire de Délos est une femme ailée, dont le buste se présente de face, tandis que le bas du corps est figuré de profil ; le genou gauche touche le sol ; la jambe droite est relevée. Qu’on ne se trompe pas à cette attitude agenouillée ; l’artiste a voulu représenter le mouvement d’un vol rapide, et cette figure naïve est le prototype lointain de l’admirable Victoire que Paionios de Mendé sculptera plus tard à Olympie, d’un ciseau magistral.

  1. Homolle, Bulletin de correspondance hellénique, Vv, p. 272. — Voir la récente interprétation de M. J. Six, dans les Mittheilungen des arch. Instituts, athenische Abtheilung, 1888, p. 141-150.
  2. Bulletin de correspondance hellénique, III, pl. 6-7.