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appareil qu’ils rejoignirent l’armée française, où ils furent reçus avec de joyeuses exclamations. Quelques semaines plus tard, disons-le à l’honneur de l’ancien régime, Va-de-bon-cœur était nommé officier, et son nom figurait sur les contrôles à côté des plus illustres de la noblesse française[1].

Sans produire d’aussi fâcheuses conséquences que sur le théâtre du désastre, l’effet de la surprise causée par le coup de main d’Asti ne fut guère moindre à Versailles. Là aussi, le départ du comte de Maillebois ne laissait plus aucun doute sur la conclusion de l’alliance piémontaise ; et d’Argenson lui-même, qui devait pourtant savoir à quoi s’en tenir, se croyait encore si sûr de son fait que le 7 mars (le jour même de la prise d’Asti), il entrait en conversation avec l’ambassadeur de Venise à Paris pour offrir à la république la ville de Mantoue, comme sa part dans la nouvelle distribution de l’Italie. Quand la triste réalité fut connue, ce fut une stupeur et bientôt un soulèvement général. Une véritable tempête de reproches fut déchaînée contre tous ceux, diplomates ou militaires, qui avaient mené perdre l’honneur de l’armée française dans une si cruelle aventure. Ni Champeaux, ni Maillebois, ni son fils n’étaient épargnés, on allait même jusqu’à accuser tout bas le roi lui-même qui avait voulu conduire une si grande affaire à l’insu de ses ministres. — « La personne du roi de France, écrit Chambrier au roi de Prusse, est intéressée dans l’affaire de Sardaigne ; c’est lui qui a voulu entamer la négociation, voulant imiter Votre Majesté. — Mais d’Argenson naturellement recevait en pleine poitrine la plus forte atteinte. Les premiers et les plus ardens à l’accuser étaient ses collègues, naguère très piqués, maintenant heureux de n’avoir rien fait ni rien su : celui qui parlait le plus haut, c’était le comte son frère, ne se faisant pas faute de montrer ce malheureux billet, source de tout le mal dont on lui avait dérobé la connaissance. D’Argenson, au contraire, avec sa générosité accoutumée, ne cherchait nullement à se disculper aux dépens d’autrui, il ne pouvait souffrir surtout qu’on s’en prit aux deux Maillebois qui lui étaient unis par les liens de l’amitié et du sang. — « Le père et le fils, écrivait-il à Vauréal, dans son style imagé, sont innocens comme la chaste Suzanne[2]. »

Par une étrange fatalité, un événement longtemps attendu, qui un peu plus tôt aurait comblé tous ses vœux, arriva juste à point pour accroître ses regrets. L’Espagne cédait enfin et acceptait sans

  1. Mémoire sur les campagnes d’Italie en 1745 et 1746 ; Amsterdam, 1777.
  2. D’Argenson à Vauréal, 22 mars 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère de la guerre.) — Chambrier à Frédéric, 25 mars 1746.