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frise d’Assos, le héros étreint vigoureusement le dieu marin, dont le corps se prolonge en forme de queue de poisson, recouverte d’écaillés rouges et bleues. Un troisième groupe très mutilé montre un taureau terrassé par un lion, sujet décoratif emprunté à l’Orient, et reproduit à satiété par l’art grec primitif. Il y a là un morceau très digne d’attention : la tête du taureau, avec le mufle ponctué de trous indiquant la pousse des poils, est d’une exécution large et vigoureuse, supérieure à celle des têtes viriles. Au reste, la vigueur de style est le caractère dominant de ces sculptures ; on sent que les maîtres primitifs qui les ont exécutées y apportaient, à défaut de qualités plus fines, un entrain remarquable, et un sens décoratif déjà développé ; ils ont attaqué le tuf avec une audace et une décision naïves, procédant par larges plans, soucieux avant tout de l’effet d’ensemble.

L’œuvre du sculpteur était d’ailleurs complétée par le travail du peintre. Ce n’est pas le moindre intérêt des fouilles de l’Acropole, de nous avoir révélé une statuaire polychrome telle que l’imagination la plus hardie aurait eu peine à se la figurer. Tous ces groupes étaient revêtus d’une polychromie violente, presque invraisemblable, où dominaient les tons les plus éclatans, le rouge et un bleu très brillant, qui a toute l’intensité de l’outremer ; le jaune, le vert, le noir complétaient la palette du peintre. Le parti adopté pour l’emploi des couleurs n’est pas moins étrange. Qu’on examine par exemple la tête virile dont il a été question plus haut : les parties nues sont revêtues d’un ton de chair ; le globe des yeux est jaune, l’iris vert avec un trou rempli de couleur noire figurant la pupille ; la barbe et les cheveux étaient entièrement bleus, d’un bleu vif qui avait résisté en partie à un séjour prolongé dans la terre, et qui avait çà et là tourné au vert[1]. Quand on découvrit cette tête, les ouvriers la surnommèrent le Barba-Bleu ; les autres têtes trouvées par la suite ont droit au même nom, et présentent les mêmes particularités de technique. Quant au taureau dévoré par un lion, il était complètement peint en bleu, et strié çà et là de lignes rouges indiquant le sang qui coule sous les griffes du lion ; le mufle seul a conservé la couleur naturelle du tuf, sur laquelle se détache le rouge vif de la bouche et de la langue.

Quelles que soient les idées que l’on professe sur le goût des Grecs en matière de polychromie, il faut bien se rendre à l’évidence. Les Attiques, au VIe siècle, n’ont pas reculé devant les jeux de couleur les plus audacieux et les plus inattendus.

  1. Ce morceau a été reproduit en chromolithographie dans les Denkmaeler des arch. Inst, I, pl. 30, 1889.