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son ascension vers le ciel et frappée de stupeur devant le Dieu du jour. Cette vue magnifique empêche de voir les abîmes qu’on côtoie. Par de nouvelles pentes gazonnées et une vive arête, ou atteint enfin le sommet. Depuis peu, les chartreux y ont planté une croix de marbre blanc. Un vent furieux balayait la cime ce matin-là. En se tenant à la croix et en se penchant, on aperçoit, au fond du gouffre, le couvent de la Grande-Chartreuse, situé juste au pied de la muraille de mille mètres qu’on vient de gravir en la contournant. De cette hauteur, le couvent ne paraît plus qu’une miniature en carton. On en distingue cependant toutes les parties. Les cellules des pères forment autant de maisonnettes adossées à la forêt.

Mais le soleil se lève de l’autre côté, derrière les Alpes, et le magnifique panorama se débrouille à ses rayons. Au premier plan, le massif de la Grande-Chartreuse, véritable forteresse aux hautes circonvallations, aux tranchées profondes, dont on occupe ici le donjon central. Au nord, la pyramide du Nivolet, la vallée de Chambéry et le lac du Bourget, qui dort au pied de la Dent-du-Chat, comme une flaque d’eau grise au bord d’un talus. Plus loin, la chaîne des Alpes se déroule, du Mont-Blanc au Mont-Viso, en étages irréguliers, avec ses pics formidables et ses glaciers étincelans. À l’ouest, s’étale à perte de vue, comme un tapis de verdure, la plaine du Lyonnais, traversée par le Rhône. Les montagnes du Forez, du Vivarais et celles de l’Auvergne se perdent en lignes indécises dans le vague de l’horizon. Par les jours clairs, on distingue comme une légère ondulation la colline de Fourvières. C’est Lyon, la cité industrieuse et mystique, la ville de saint Potin, de saint Martin et de Ballanche, assise, comme dit Michelet, sur la grande route des peuples, belle, aimable et facile. C’est par cette large vallée que César entra dans les Gaules avec ses légions ; c’est dans cette cité qu’Auguste fonda le premier centre gallo-romain et que la Gaule vit ses premiers martyrs chrétiens. Depuis lors, que de flux et de reflux des peuples dans cette vallée ! Les barbares, les croisades et l’armée reconquise du moderne César, à son retour de l’île d’Elbe, et le choc de la France et de l’Allemagne dans la dernière invasion ! Les Alpes seules n’ont pas changé. C’est toujours la terre austère et dure, la Cybèle du nord, aux innombrables mamelles blanches, mère des fleuves et dédaigneuse des nations, qu’elle regarde passer dans son immobile majesté.

La croix blanche dominait ce superbe horizon, et le soleil levant l’enveloppait d’une rose lumière. — Pourquoi ne pus-je m’empêcher d’y voir une contre-partie rayonnante de la croix noire qui s’était dressée devant moi pendant l’office de nuit, au chant lugubre des pères, dans l’église des chartreux ? Cette croix noire m’était