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deux jets d’eau dans leur vasque, et leur babil semblait, dans la cour silencieuse du monastère, la jaserie railleuse de deux nymphes de la montagne s’entretenant des secrets du dieu Pan. « Le temps est beau ; en avant ! » dit le muletier. « En avant ! » dis-je, enfourchant la mule, et nous voilà partis. Jamais la magie de la lune ne m’avait paru plus ensorcelante. Jamais je n’avais mieux senti ce pouvoir magnétique qu’elle exerce sur tous les êtres vivans et qui consiste à dégager les forces latentes de l’âme et de la nature. Rêves anciens, espérances nouvelles, aspirations cachées, elle éveille tout cela de ses caresses subtiles. On dirait qu’elle pompe l’âme des fleurs, des animaux et des hommes dans sa pâle rosée. Et cette puissance évocatrice semble aller jusqu’à l’âme flottante de la vieille Terre. Car sous les mirages lunaires revivent plus facilement en nous les images du plus lointain passé. Lorsque Hécate, la muette magicienne du ciel, plonge ainsi son regard curieux dans le secret des montagnes et des bois, serait-on surpris d’entendre le cri d’Évohé ! des bacchantes antiques qui erraient la nuit sur les hauteurs du Cithéron pour réveiller Dionysos, et avec lui toutes les puissances de la vie ? S’étonnerait-on d’entendre la voix stridente des druidesses invoquant l’âme des ancêtres sur les rochers de la vieille Gaule ? Non, car ces vieux cris oubliés traversent involontairement l’âme silencieuse, la nuit, dans les vieilles forêts, avec tous les désirs inassouvis et toute la soif de l’au-delà. — « O moines résignés, qui avez peur de la nature et de vous-mêmes, qui, las de ce monde, voulez attendre en paix l’éternité, sans curiosité comme sans désir, vous avez raison de craindre la lune plus que le soleil. Ce n’est pas trop de vos barreaux et de vos murs froids comme un cercueil pour vous séparer de ses incantations. — Chantez vos tristes litanies, et puissiez-vous dormir en paix ! — Mais toi, changeante Hécate, sois favorable au voyageur hardi. »

Je murmurais involontairement cette prière peu orthodoxe, tandis que ma mule cinglée par le fouet du guide grimpait à vigoureux coups de sabots la route caillouteuse qui conduit à la chapelle de saint Bruno. La lune apparaît par momens entre les troncs serrés. Un fleuve d’argent fait irruption dans le bois sinistre. Puis tout rentre dans l’obscurité. On traverse des clairières où les arbres semblent des fantômes gigantesques assemblés en cercle sous le gris noir du ciel. Quelquefois un vent chaud passe sur la forêt. Alors elle sort de son immobilité sépulcrale, et, dans un grand frisson, chaque arbre retrouve sa plainte et son gémissement.

Près de la petite église de Notre-Dame de Casalibus, sous un hangar ouvert à tous les vents, brûle un feu. Un pauvre homme assis sur un fagot s’y chauffe. Il n’a pas d’autre demeure et passe là toutes ses nuits. Il vit des aumônes que lui donnent