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habitations est contagieuse. Le repas fini, je regagne ma chambre, au premier étage, par un long corridor froid. Cette chambre est une vraie cellule de moine. Une chaise, une table, un lit dur, un prie-Dieu surmonté d’un crucifix, forment tout l’ameublement. Un pas sonore et régulier arpente le couloir ; c’est le hère qui allume les lampes. Puis un silence sépulcral tombe sur le couvent. Il n’est interrompu que par la cloche de l’église voisine, sonnant les quarts d’heure, mesures glaciales du temps.

Et je m’endors sous cette impression, avec un sentiment d’écroulement de toute la vie et d’enveloppement dans ce morne silence. A minuit, le frère portier vient vous réveiller pour assister à l’office de nuit. On traverse un long corridor à peine éclairé et, par une porte latérale, on pénètre dans la tribune de l’église. Elle est plongée dans une obscurité profonde. Une seule lampe à huile, suspendue à la voûte, brûle au fond du chœur, comme un lumignon dans un caveau. Bientôt on voit arriver les pères avec de petites lanternes sourdes. Ils se glissent comme des ombres, avec leurs grands manteaux blancs, — se rangent dans les stalles et commencent à chanter leurs litanies sur un mode lent et grave, avec des voix fortes et sonores. Ces litanies sont d’une monotonie effrayante. Souvent la même phrase musicale, de six ou sept notes, se répète cinquante ou cent fois. Quelquefois un silence interrompt le chant et l’on entend, dans les ténèbres complètes, les génuflexions des pères. L’effet de cette psalmodie et de cette mise en scène est extrêmement lugubre. On dirait des ombres qui célèbrent gravement l’office de leur propre mort.

Quand on songe que les chartreux font cela toutes les nuits de l’année, sans exception, de minuit à deux heures du matin, on est étonné de la puissance de mortification innée à la nature humaine. Tandis que j’écoutais ces litanies interminables et que grandissait en moi l’impression sinistre de ce culte, fatalement mon esprit poursuivait la raison psychique et métaphysique de ce genre d’ascétisme qui, sous des formes diverses, se retrouve dans toutes les religions. Y a-t-il, dans l’économie morale de l’humanité et dans l’action réciproque des milieux, une loi d’équilibre qui fait que certaines vertus sont, par cela seul qu’elles existent, le contrepoids des faiblesses et des crimes des autres ? L’abnégation a-t-elle par elle-même une puissance de rayonnement et de purification ? Ces vers d’un poète aujourd’hui complètement oublié[1] chantèrent dans ma mémoire. Ils donnent, sous une forme poignante, l’explication philosophique du chartreux :

  1. Jules Boissé. Il fonda un journal au quartier latin, il y a une vingtaine d’années, et faillit se faire chartreux lui-même.