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Nulle part, cette odieuse interprétation ne rencontra plus de laveur que dans le camp des Espagnols et autour de don Philippe lui-même. L’infant était tenu au courant, de Madrid, par sa mère, de toute la négociation engagée à Turin, et des commentaires passionnés ne lui avaient rien laissé ignorer des moyens de contrainte qu’on avait tenté d’employer sur le roi son père. La France, lui avait-elle écrit, vous traite comme un marmouset. La chute d’Asti, sans résistance réelle, lui parut tout simplement le prélude de l’abandon complet dont il se savait menacé ; ni lui, ni le comte de Gages ne se firent faute de le dire tout nettement au maréchal lui-même. — « Un coup pareil étonnerait toute l’Europe, lui écrivait le comte de Gages, qui connaît vos grandes qualités dans le initier de la guerre. L’infant a dans les mains la copie du traité fait entre le roi très chrétien et le roi de Sardaigne : il a même une lettre du roi, son père, où il est annoncé qu’on rendra libre la communication d’Alexandrie, et il ne doute pas que vous ayez agi en conséquence. Vous jugez bien, monsieur, que personne ne croira qu’un dérangement si extraordinaire ait pu se faire sans mystère. » — « Je ne puis me persuader, écrivait l’infant lui-même, qu’un général aussi expérimenté, tel que vous, ayez pu commettre une faute semblable, sans qu’il y ait quelque motif que je crains d’entendre, tout opposé qu’il est aux sentimens de mon cœur[1]. » Et il ajoutait que, ne pouvant plus compter que sur lui-même pour se défendre, il rappelait toutes ses troupes autour de lui pour faire face aux renforts autrichiens qui arrivaient de Mantoue. Le maréchal, comme on le pense bien, justement offensé, ne voulait pas rester en reste de récriminations. — « Tout le mal, répondait-il, venait de la sotte expédition poussée sur Milan qui l’avait laissé dans l’abandon, avec une ligne de défense toute dégarnie et ouverte à toutes les surprises. »

Décrire le trouble et le désordre que ces soupçons réciproques jetaient dans les deux armées serait chose véritablement impossible. Jamais de mémoire d’homme, on ne vit pareille confusion des langues. Des courriers passaient d’un état-major à l’autre, chargés de gros mots et d’injures. C’était de part et d’autre un échange d’imputations outrageantes : il n’était pas de bruit étrange qui ne trouvât créance. C’était le maréchal, à qui on venait dire que, s’il essayait de se présenter au camp de l’infant, tout était prêt pour l’arrêter et le conduire à Madrid comme traître à la cause commune. Puis des officiers espagnols rencontrant des voitures de

  1. Le comte de Gages à Maillebois, 11 mars 1746 ; — l’Infant à Maillebois, même date. — (Ministère de la guerre.)