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pour toujours entre les colonnes de la lugubre forêt. Au bout d’un an, les malheureux ne pouvant plus supporter leur isolement se mirent en route pour l’Italie et passèrent les Alpes pour rejoindre leur maître à Rome, à la cour du pape. Quand Bruno vit arriver sa petite famille spirituelle comme un navire désagrégé cherchant son pilote, son cœur s’émut. Il la reçut avec joie, mais il la réprimanda de sa faiblesse et réussit à lui persuader de retourner dans le désert du Dauphiné pour y fonder l’asile des naufragés de la vie. Il ne cessa de correspondre par lettres avec ses disciples, et cette correspondance servit après sa mort à rédiger les règles de l’ordre. S’intéressant peu aux affaires de l’Eglise, il obtint du pape de fonder une autre chartreuse en Calabre et devint sur la fin de sa vie le conseiller de Roger de Normandie, fils de Tancrède et conquérant des Deux-Siciles. Ce rude batailleur s’était pris pour ce moine d’une amitié et d’une admiration sans limite. Peu avant sa mort, le comte Roger crut avoir de Bruno une apparition miraculeuse, qui, disait-il, lui avait sauvé la vie. Le fait est rapporté par Roger lui-même dans une charte authentique. Roger assiégeait Capoue. Un Grec nommé Sergius le vendit au prince de Capoue moyennant une grosse somme d’argent et promit au prince de le faire pénétrer dans le camp de Roger pendant la nuit. L’heure de la trahison approchait. Roger dormait d’un profond sommeil lorsqu’il eut la vision suivante : « Un vieillard d’un aspect vénérable m’apparut tout à coup ; ses habits étaient déchirés, ses yeux étaient pleins de larmes. Je lui demandai la cause de sa douleur, il ne fit que pleurer encore davantage. Enfin, sur ma demande réitérée, il me répondit en ces termes : « Je pleure un grand nombre de chrétiens et toi-même, qui dois périr avec eux. Mais lève-toi sur-le-champ, prends tes armes, et peut-être Dieu te sauvera, toi et tes soldats. » Pendant que j’entendais ces paroles, je croyais reconnaître les traits de mon vénérable Bruno. Je m’éveille aussitôt, terrifié par cette vision, et prenant mon armure, je crie à mes hommes d’armes de monter à cheval et de me suivre… » Sergius fut fait prisonnier, et Roger prit Capoue. Quand plus tard il raconta à Bruno sa vision, « le saint repartit humblement que ce n’était pas lui que j’avais vu, mais bien l’ange du Seigneur qui est chargé de protéger les princes en temps de guerre. »

Les auteurs du récent et curieux livre anglais Fantasma of the living (fantômes des vivans) qui ont recueilli les récits d’une foule d’apparitions contemporaines et authentiques, verraient dans ce fait une télépathie semi-consciente. — Le docteur Karl du Prel, le savant et judicieux auteur de la Philosophie der Mystik, y trouverait l’action du moi supérieur et latent sur la conscience ordinaire pendant le sommeil ; tandis que brahmanes et kabbalistes