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à jamais votre demeure, il faut une grâce de Dieu toute particulière. — Un pareil tableau, loin de les décourager, ne fit que leur donner plus d’ardeur. Il leur parut que la Providence leur avait choisi une solitude telle qu’ils la désiraient. Quelques jours après, l’évêque de Grenoble conduisit lui-même les nouveaux anachorètes dans le lieu désigné par l’apparition des sept étoiles. Ils cheminèrent à travers les forêts et les précipices jusqu’à un endroit sauvage, surtout alors, et où sont accumulés d’énormes fragmens de rochers brisés. C’est là qu’il les laissa après leur avoir souhaité toutes les bénédictions du ciel pour leur sainte entreprise[1]. »

Après le départ de l’évêque, Bruno et ses compagnons se bâtirent des cabanes de bois avec des branchages et disposèrent un oratoire dans une espèce de grotte. Souvent, dit Mabillon, Bruno se retirait encore plus avant dans la forêt, cherchant les endroits les plus reculés et les plus sauvages pour s’y livrer à la méditation et à la contemplation des choses divines. Il faut croire que cette vie, qui ressemblait à la plus rude expiation, avait un charme intense pour le maître comme pour les disciples, et que ce complet repliement de l’âme sur elle-même et sur son monde intérieur procurait à Bruno des visions et des sensations exquises. Car l’évêque de Grenoble venait quelquefois partager leurs exercices spirituels pour se reposer de ses labeurs et y trouvait tant de réconfort et de joie qu’il tardait à rentrer dans son diocèse. Les sept solitaires formaient une heureuse famille. Ils avaient réalisé leur rêve. Leur ciel rayonnait de l’âme du maître, de sa douceur, de sa tendresse. Son mysticisme avait une couleur toute féminine. Il parlait du Christ à peu près comme sainte Thérèse : « C’est dans la solitude et le silence du désert, disait-il, qu’on apprend à regarder le divin époux de ce regard qui va jusqu’au cœur. »

Ni lui, ni ses disciples ne devaient jouir de leur bonheur jusqu’à la fin de leur vie. Un de ses anciens élèves devenu pape sous le nom d’Urbain II l’appela auprès de lui en 1089 pour l’aider de ses conseils dans la lutte contre l’empire, et, connaissant l’amour excessif de Bruno pour la vie contemplative, son horreur du monde, il lui ordonna formellement en sa qualité de chef de l’Église de se rendre sur-le-champ auprès de lui. L’âme angélique de Bruno désapprouvait secrètement les moyens violens dont se servait le pape pour assurer sa domination politique et spirituelle ; il était dégoûté du monde et de l’Église ; mais il était bon catholique, il dut obéir. On se figure les adieux déchirans de Bruno quittant ses compagnons aimés, la tristesse du maître cachée sous une apparente sérénité et la désolation des disciples qui le virent disparaître

  1. Duboys : la Grande-Chartreuse.