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nommer à prix d’argent ; ils soudoyaient des bandes armées qui enfonçaient et pillaient les maisons de leurs rivaux. Beaucoup d’entre eux vivaient avec leurs femmes ou leurs concubines et distribuaient les prébendes à leurs enfans. Pour imposer le célibat aux prêtres, Grégoire VII dut lancer contre eux le peuple fanatisé par les moines. Des scènes affreuses s’ensuivirent. On vit des prêtres arrachés à leur église avec leurs femmes et leurs enfans et massacrés dans la rue par la foule. — On comprend que de tels spectacles aient poussé des âmes tendres comme celle de Bruno à la solitude absolue.

Il partit donc avec six compagnons fidèles. Comme lui, ils avaient renoncé à tous les biens terrestres ; comme lui, ils cherchaient une retraite inaccessible pour vivre de la vie cénobitique. Mais ils errèrent longtemps sans savoir où poser leur tête. « Or, en ce temps, disent les biographes de Bruno, Hugues, évêque de Grenoble, qui avait suivi autrefois les leçons de Bruno de Reims, eut une vision. Il fut transporté, en esprit, pendant les ténèbres de la nuit, au milieu des montagnes de Chartreuse. Là, dans des clairières entourées de sombres forêts et surmontées de rochers menaçans, au sein d’un désert sillonné par des avalanches, il lui sembla que le Seigneur se construisait un temple magnifique. En même temps il crut voir sept étoiles brillantes s’arrêter sur le faîte de cet édifice et le revêtir d’une pure et mystérieuse lumière. Le lendemain, Bruno et les six pèlerins qui l’accompagnaient vinrent se jeter aux pieds de l’évêque de Grenoble. « Fuyant les scandales et la corruption d’un siècle pervers, nous avons, dirent-ils, été attirés vers vous par la renommée de votre sagesse et de vos vertus. » Bruno, reconnu et accueilli avec le plus vif intérêt par son ancien disciple, ajouta : « Recevez-nous dans vos bras ; conduisez-nous à la retraite que nous cherchons. » Hugues, ému d’un pareil spectacle, releva et embrassa son maître et ses compagnons. Il leur fit une réception pleine de charité et il comprit alors que l’apparition des sept étoiles était le présage divin de leur arrivée, et qu’elle indiquait le lieu où ces émules des Hilarion et des Antoine devaient arrêter leurs pas et fixer leur séjour. Néanmoins Hugues voulut éprouver la fermeté de leur résolution par la peinture fidèle du lieu que, d’après sa vision de la nuit précédente, le ciel paraissait leur destiner pour demeure. — Vous ne trouverez là qu’un site affreux, un repaire de bêtes féroces. De toutes parts ce sont des forêts immenses, des montagnes qui élèvent leurs sommets jusque dans les nues. La terre, couverte de neige pendant la plus grande partie de l’année, ne produit aucune espèce de fruit. Le silence des bois, le bruit des torrens, souvent grossis par les orages ou les avalanches, tout y excite la tristesse, tout y inspire l’effroi. Pensez-y bien : pour y fixer