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savant, éloquent, riche et puissant. Mais lorsque tous les suffrages paraissaient lui être favorables, il se détermina à tout abandonner pour suivre Jésus-Christ. » Bruno, pour se soustraire au redoutable fardeau qu’on voulait lui imposer, s’enfuit secrètement de Reims.

Quelles sont les causes qui ont déterminé cette vocation ? Quelles crises la précédèrent ? Dans les vies de presque tous les saints, il y a de formidables tentations. Ce n’est pas ce qu’elles ont de moins intéressant, car c’est presque toujours la femme qui y joue le premier rôle, et les moyens qu’emploient les lutteurs du désert pour lui échapper sont péremptoires. Tous ils appliquent instinctivement le mot de Napoléon : « La seule victoire en amour, c’est la fuite. » Quand cela ne sert de rien, ils usent contre leur propre corps des moyens les plus barbares. Dans sa grotte de Subiaco, saint Benoît, pour ne pas céder au désir d’ciller rejoindre certaine dame romaine dont le souvenir le poursuivait trop, se roula dans un buisson d’épines jusqu’à ce que son corps ne fût plus qu’une plaie. Zoé, courtisane d’Alexandrie, se mit en tête de séduire le jeune saint Martinien. Elle se rendit au désert déguisée en vieille mendiante et se fit héberger dans la cellule du saint. Mais le matin elle parut devant lui demi-nue, éblouissante et parée. Le saint eut le vertige ; il allait céder, quand tout d’un coup il se mit les pieds dans un feu allumé. Il y resta, jusqu’à ce qu’il roulât par terre en hurlant, ce qui, dit la légende, attendrit et étonna tellement la courtisane, qu’elle se convertit[1] — Les biographes ne rapportent rien de pareil de saint Bruno. Il ne semble avoir connu aucune des trois grandes tentations : la femme, l’orgueil et l’ambition. Le rêve d’échapper au monde et de réaliser la vie divine dans la solitude le hantait depuis ses jeunes années. « Souvenez-vous du jour, écrit-il à son ami Raoul de Vert, où j’étais avec vous et Fulcius dans le jardin contigu à la maison d’Adam, dans laquelle je demeurais alors. Nous eûmes un entretien sur les faux plaisirs et sur les richesses périssables de la terre, ainsi que sur les délices de la gloire éternelle, et nous fîmes la promesse et le vœu d’abandonner le siècle au plus tôt et de revêtir l’habit monastique. »

Les horreurs du XIe siècle vinrent renforcer cette naturelle inclination. On sortait des terreurs de l’an 1000, mais le siècle de grâce ne valait guère mieux que la fin du monde tant redoutée. Pestes, lamines et guerres ravageaient cette époque. Guerre entre le roi de France et les barons féodaux ; guerre entre le pape et l’empereur d’Allemagne ; guerre acharnée dans l’Église même. Papes et antipapes s’excommuniaient réciproquement. Les mœurs étaient d’une brutalité, d’une violence extrêmes. Les évêques se faisaient

  1. Montalembert : les Moines d’Occident.