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d’études. Au-dessous se trouvent un bûcher et un atelier de menuiserie, enfin un petit jardin qui forme la séparation des cellules entre elles. Le mobilier du cabinet d’études, qui sert en même temps de dortoir, se compose d’un lit à paillasse, d’une table, d’un fauteuil, d’un crucifix, de quelques livres et d’un sablier. Ce qui attriste, ce n’est point cette pauvreté, mais l’étroitesse de l’horizon qui enferme le regard et la vue de ses habitans. Les chartreux plantent eux-mêmes ces misérables jardinets. Quand on lève la tête, on voit se dresser à une hauteur colossale la formidable muraille de rochers du Grand-Som. La partie supérieure du couvent touche presque à sa base. On se trouve là comme au fond d’une fosse gigantesque, formée par cette prodigieuse cassure de la montagne soulevée et déchirée du haut en bas. Le soir, avant de s’endormir, le chartreux peut voir la lumière chaude caresser et dorer ces rochers immenses qui dominent sa retraite, tandis que lui-même est déjà plongé dans l’ombre grise. Il peut voir rougir et flamboyer au soleil couchant ce sommet qui regarde les horizons où il ne marchera plus.

Involontairement la pensée du visiteur interroge les vies humaines qui sont venues s’échouer ici. Elle voudrait connaître les émotions, les déceptions, les espérances qui ont pu amener, en notre temps, des êtres humains à s’enfermer là. Les vocations spontanées pour la vie contemplative sont rares à notre époque. On s’imagine donc qu’il faut de grandes souffrances ou de grands dégoûts pour produire de tels renoncemens. Il y a actuellement trente-cinq pères à la Grande-Chartreuse. Parmi eux se trouve, m’a-t-on dit, un général russe du nom de Nicolaï, qui aurait obtenu du tsar la permission de terminer ses jours ici. Le fait est d’autant plus curieux que le général a dû passer de l’église grecque à l’église latine pour satisfaire cette fantaisie religieuse ou poétique. Cela prouve une fois de plus l’étrange fascination que la Grande-Chartreuse a exercée de tous temps sur certains hommes. Il en est un autre exemple contemporain qu’on m’a conté en Savoie. On ne m’a dit que les simples faits, mais ils sont assez suggestifs. A la suite de circonstances que j’ignore, un ingénieur des ponts et chaussées avait perdu sa femme. Il était jeune encore et devait se remarier. Mais cette mort subite avait jeté sur son esprit un voile de mélancolie qui l’éloignait du monde sans l’en détacher complètement. C’est alors qu’il fut chargé de construire la route actuelle qui conduit à la Grande-Chartreuse. Cette œuvre lui donna une énergie nouvelle. Il s’y consacra tout entier et vint habiter le pays. Il résolut de vaincre la montagne dont les roches perpendiculaires semblent défier les travaux de l’art. Les terrasses s’échafaudèrent, les rampes furent maçonnées. Pendant plusieurs étés, les