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les escarpemens, dans la rose sauvage qui s’effeuille sur les précipices.

Au pont de Saint-Bruno, le paysage devient encore plus imposant et prend soudain un caractère religieux. La haute montagne qui ferme l’horizon figure une immense cathédrale, blanche, hérissée de flèches et de clochetons noirs. Car d’épaisses sapinières recouvrent ses cimes. Au pied de ses contreforts, ondoie un océan de forêts qui roule ses vagues dorées en cataractes de verdure jusque dans le lit du ravin où le torrent gronde encaissé à une profondeur vertigineuse.

La rampe longe maintenant le mur perpendiculaire de la montagne. Tout à coup une roche aiguë de forme pyramidale se dresse au beau milieu de la gorge comme pour intercepter le chemin. C’est la seconde porte du désert, plus hautaine, plus menaçante que la première. La croix de fer qui la surmonte semble dire au voyageur : « Vous qui entrez, laissez toute espérance. Quiconque franchit ce seuil, ne revient plus sur ses pas. »

La route se glisse par une fente entre la montagne et la roche de l’Aiguillette. On monte encore pendant une heure, puis on tourne à gauche. Voici enfin la Grande-Chartreuse, entourée de forêts épaisses et comme enserrée d. ms un cirque de hautes montagnes. Étagée sur une prairie inclinée, elle ressemble à une petite ville fortifiée, avec ses longs bâtimens parallèles, ses campaniles, ses toits d’ardoise, ses clochetons en trapèze qui ont la forme de grands capuchons et son mur d’enceinte rectangulaire. Mais de cette ville il ne sort ni rumeur, ni bruit ; c’est la cité du silence et de la mort. Ce silence est renforcé par la sévérité des forêts et la majesté triste des montagnes environnantes. La blancheur grise des roches calcaires qui prennent le soir une teinte bleuâtre et le noir foncé des sapins qui les couronne achèvent cette impression de cimetière grandiose et naturel. C’est ici que bien des lassés de la vie sont venus s’ensevelir vivans. Au-dessus du couvent, sous de grands hêtres, quelques frères en robe blanche complètent le tableau.

Le chemin montant contourne la peu accueillante forteresse des moines. On frappe à la porte du nord, seule entrée de la Grande-Chartreuse. Le frère portier l’entre-bâille et vous dévisage. Sous sa cuculle blanche, c’est une bonne face de mouton humain, le regard vide, étonné, d’une docilité résignée. Après avoir traversé le porche, on se trouve dans la cour intérieure. Même nudité hostile que la façade du dehors. Pas un banc pour s’asseoir ; ni arbuste, ni herbe, ni fleur ; un terrain noirâtre. Deux jets d’eau qui retombent dans leurs vasques de pierre grise animent seuls cette cour. On monte quelques marches et l’on se trouve à l’entrée d’un corridor de 139 mètres, auquel viennent aboutir toutes les galeries qui mettent en communication les diverses parties du monastère. Au