Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une trace, la pâle muse, l’amante mystérieuse qui fit vibrer dans cette grande âme le sentiment de l’infini dans l’amour.

Ces pensées tristes me poursuivaient tandis que, par une chaude matinée de septembre, la voiture m’emmenait loin du lac, par Chambéry, dans la vallée de l’Hière, vers Saint-Laurent-du-Pont. Vallée souriante entre de hautes montagnes. A gauche, la cascade du Couz agite son panache dans une entaille de rochers. Plus loin se creusent des carrières de gypse et de marbre. Le torrent, où frétillent les truites, roule clair sur des pierres noires entre des bouquets d’aunes. Les hameaux s’égaient de gazons ondulés et de marronniers touffus, paysage encore semblable à celui des Charmettes, cadre favori du jeune Rousseau âgé de seize ans, rêveur, sentimental et fripon, en quête d’amourettes ou en servage de Mme de Warrens. Ici tout parle encore de vie plantureuse, de travail nonchalant, de bonne humeur savoisienne. Mais bientôt le pays devient plus sévère. Déjà se dresse à gauche une haute chaîne de montagnes qu’accidentent les cimes de la Cochette et du mont Othéran. Ce massif est celui de la Grande-Chartreuse. Il occupe de Chambéry à Grenoble un ovale de dix-huit lieues de pourtour et constitue un système complètement isolé au milieu des Alpes. D’épaisses forêts, des pentes abruptes, des précipices l’environnent de partout. De la vallée du Grésivaudan, comme de Voreppe et des Échelles, il a l’aspect d’une muraille inaccessible. Cette altière circonvallation, forteresse naturelle contre le monde extérieur, était prédestinée à devenir le cloître des cloîtres, la retraite des moines les plus austères, ou des plus tristes, des plus désabusés parmi les naufragés de la vie.

Aux confins de la Savoie et du Dauphiné le paysage prend subitement des aspects chagrins de lande inculte. Les rochers s’élèvent à droite sur un plan incliné. Une végétation irrégulière de buissons et de petits sapins rabougris y moutonne. Les lignes mouvementées du sol ont des ondulations inquiètes, de brusques cassures. On dirait que la nature se convulsé et se fait méchante aux approches du grand désert. Tout à coup la route s’encaisse. Un guide vous fait entrer dans des grottes de stalactites travaillées par les eaux. On les traverse, une chandelle à la main, sur une galerie de bois. A dix mètres de profondeur, on aperçoit le lit de cailloux où le torrent s’amène en temps d’orage. Les eaux ont creusé de profondes cavernes dans ces roches calcaires. Chapelles, églises ou chambres de torture ? L’imagination hésite devant ces figures étranges pétries par l’eau fantasque dans les entrailles de la terre : têtes d’enfans, bustes de chevaliers à visière baissée, formes agenouillées sur les parois ou tordues en pendentifs à la voûte. Eh quoi ! les élémens ont-ils aussi leurs cauchemars ? Les