Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/808

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conversation, il le prenait souvent sur un ton différent : il avait recours, pour piquer d’honneur son interlocuteur, à ces sarcasmes d’un goût douteux et d’un sel par trop caustique dont on l’accusait d’avoir l’habitude. Vains efforts ; ni supplications, ni épigrammes n’y pouvaient rien. Décidément « ce monarque avait plus de peur dans la gloire qu’il n’en avait eu dans le danger[1]. »

Était-ce bien la peur qui troublait ainsi, au sein de sa gloire, ce cœur que tant d’épreuves avaient trouvé impassible ? Était-ce là ce qui le retenait dans l’inaction ? N’était-ce pas plutôt, comme il l’affirmait lui-même dans ses correspondances intimes, le désir bien naturel de jouir, sans prendre aucun souci, d’un repos chèrement gagné, ou bien, comme on l’en soupçonnait généralement, goûtait-il le plaisir malicieux d’entretenir la division autour de lui et de chercher sa propre sécurité en prolongeant les embarras communs à ses anciens amis comme à ses anciens adversaires ?

Tous ces sentimens pouvaient avoir leur part « dans cette sagesse de Nestor subitement substituée, comme disait d’Argenson, à la fougue impétueuse du conquérant. » En y regardant de près cependant, on reconnaît que cette réserve inattendue tenait bien non pas précisément à la peur (un tel mot ne saurait être appliqué à un tel homme), mais à un fond d’inquiétude qu’il ne pouvait calmer. On voit qu’il se souvenait toujours qu’au moment où il signait une paix glorieuse, il venait d’échapper, par une sorte de miracle, à une complication de périls où il aurait dû succomber et qui pouvait toujours renaître.

Rien ne demeure, en effet, longtemps ignoré surtout d’un souverain perspicace et aussi bien servi par ses agens qu’était Frédéric. Pendant la durée de la guerre, il avait bien soupçonné les pourparlers engagés entre Vienne et Versailles, mais il n’avait voulu y voir que des intrigues sans importance, dues à l’autorité remuante et brouillonne du ministre saxon, le comte de Brühl. Il n’avait pas su à quel point la négociation était avancée, combien la conclusion en avait été prochaine et facile, jusqu’où la haine de Marie-Thérèse contre lui l’entraînait à porter ses concessions pour la France. Il

  1. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 370, 374. — Voici l’étrange plaisanterie que se permettait d’Argenson parlant à Chambrier : — « Je raillais souvent, dit-il, le roi de Prusse sur l’excès de sa circonspection : j’ai dit à M. Chambrier qu’il n’était plus le même depuis un an, que la paix engourdissait ses résolutions et qu’il troquait toute sa gloire contre des torche c… » — La singularité, c’est qu’en rapportant ces propos étranges, d’Argenson, dans ses Mémoires, en demande en quoique sorte pardon ; il convient qu’il avait eu tort d’insister si fort, qu’après tout Frédéric avait raison et rendait même service à la France en ne lui venant pas en aide dans cette circonstance… « J’ai trouvé depuis, dit-il, qu’il se conduisait bien,.. il a amorti les propositions de la reine de Hongrie… avec une adresse digne de son génie ; il ne s’est point ému de mes reproches ; il nous a mieux servi en paix qu’en guerre ; il a été à son but. »