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ajoutaient-ils, il nous convient que M. d’Argenson reste en place[1]. »

D’Argenson constate lui-même avec mélancolie, dans ses Mémoires, le triste effet de sa charitable intervention. — « Les lettres, dit-il, firent deux effets contraires, par suggestion de malignité. A Paris, on les trouva basses et tendant trop à la miséricorde ; à Londres, on trouva inouï que la France se mêlât des affaires intérieures de l’Angleterre et demandât grâce pour des rebelles ! » — Il n’ajoute pas ce que Luynes rapporte : c’est que les plaisanteries, les quolibets, les caricatures déjà répandues contre lui ne circulèrent que de plus belle. Mais ce qui l’affligea plus que tout, ce fut la pensée que le gouvernement anglais, se trouvant offensé, pouvait être poussé par là à sévir avec une sévérité encore plus impitoyable contre des victimes qu’une main étrangère ou ennemie avait essayé de lui disputer[2].

Inquiet du jugement que portaient sur sa conduite les hommes d’expérience qui prétendaient s’entendre en matière d’État, et principalement tous les diplomates étrangers, d’Argenson eut-il la pensée de se faire défendre par le souverain qui, ayant porté la philosophie sur le trône, devait être disposé à lui reconnaître le droit de se faire entendre, même dans les crises les plus violentes de la politique ? On serait tenté de le croire, car ce n’est pas sans surprise qu’on trouve à cette date, dans la collection des lettres de Voltaire, une épître intitulée : Lettre de M. ***, chambellan du roi de Prusse, à l’occasion de la lettre de M. d’Argenson à M. Van Hoey, où le correspondant supposé fait hardiment, au nom de Frédéric, non pas seulement l’apologie, mais le panégyrique de la lettre incriminée. « Le roi mon maître, dit ce prétendu chambellan, en eût fait autant, s’il eût été requis… Cette déclaration est digne des sentimens du roi très chrétien, qui fait la guerre en voulant la paix et qui a la vertu de représenter à son ennemi même ce que les rois doivent à l’humanité ! »

Si réellement (ce que rien n’indique pourtant d’une façon certaine) Voltaire, après avoir, sur la demande de son ami, rédigé cette pièce, essaya de la faire contresigner par Frédéric, elle est restée enfouie à Berlin dans quelque carton dont elle n’est pas encore sortie. Il y avait longtemps que l’auteur de l’Anti-Machiavel avait cessé de recommander la générosité, et même la justice, dans les relations des États ; et quant au ton de sensibilité

  1. Wassenaer au pensionnaire Van Heim, 27 juin 1746. (Correspondance de La Haye.)
  2. D’Argenson à Van Hoey. — Van Hoey au duc de Newcastle, 3 juin 1746. — Le duc de Newcastle à Van Hoey et réponse, 18 juin, 4 juillet 1746. — Lettres de Londres, 24 et 27 juin 1746. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 314. — Journal de Luynes, t. VII, p. 329.