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peut-être, parmi les soldats vaincus de l’armée écossaise. Ceux-là étaient très irrités d’avoir attendu vainement un secours toujours promis qui n’était jamais venu ; ils restaient convaincus qu’on s’était joué d’eux, en poussant leur chef en avant pour le délaisser ensuite, dans l’unique intention de créer au roi George un embarras momentané. Aussi c’était dans leurs rangs un concert d’imprécations, et les plus ardens à y prendre part (dit un agent secret que la France entretenait à Londres) « sont les plus entichés du fanatisme jacobite et surtout les prêtres catholiques. On n’entend que menaces et prières qu’on offre à Dieu pour la destruction et la ruine de la France : ce serait venger l’innocence et sauver l’Europe que de mettre le feu aux quatre coins de Paris. Un homme qui a l’air Français n’est pas en sûreté dans nos rues. On ne peut digérer qu’on ait sacrifié le fils du prétendant et un nombre de familles qu’on regarde comme perdues et anéanties. » — Et comme le gouvernement anglais exerçait, contre les rebelles captifs, une répression impitoyable, chacun des malheureux condamnés, en montant à l’échafaud, semblait envoyer au ciel une malédiction contre la perfidie française. Que serait-ce donc, si Charles-Édouard lui-même, toujours fugitif et errant dans des retraites ignorées, finissait par tomber entre les mains de ceux qui avaient mis sa tête à prix[1] ? D’Argenson, très ému de ce tolle général, comme il l’était toujours de toute suspicion élevée contre la loyauté de son caractère et de sa politique, crut son honneur sérieusement intéressé à tenter quelque démarche pour adoucir le sort des nobles cliens que la France avait compromis sans pouvoir les protéger. Le moyen n’était pas aisé à découvrir, car, entre deux puissances en pleine guerre l’une contre l’autre, nul rapport direct ne pouvait s’établir. Mais la tâche de générosité et de compassion dont il ne pouvait s’acquitter lui-même ne pouvait-elle être, pensa-t-il, remplie par l’envoyé d’une puissance encore officiellement neutre, bien qu’alliée et amie de l’Angleterre, comme la Hollande, et n’avait-il pas sous la main son excellent ami Van Hoey, toujours prêt à entrer, avec une candeur égale à la sienne, dans toutes les illusions que pouvait leur suggérer l’amour de l’humanité ? Les deux belles âmes furent bientôt d’accord et se mirent à l’œuvre : le ministre français dut écrire à l’envoyé hollandais une lettre que celui-ci se chargea de faire passer sous les yeux du ministère britannique, et ni l’un ni l’autre ne parut se douter du sentiment qu’éprouverait le roi d’Angleterre à voir la France intervenir en faveur de ceux à qui, la veille encore, elle envoyait des armes et de l’argent pour le détrôner.

  1. Correspondance de Londres envoyée au chargé d’affaires de France à La Haye. 10 mai 1746. (Angleterre. — Ministère des affaires étrangères.)