Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

troupes allaient recevoir, la prudente souveraine ne songea-t-elle qu’à imprimer à leur marche une célérité inaccoutumée. Un corps de 30,000 hommes arrivait donc, faisant dix lieues par jour, et les premiers détachemens étaient déjà signalés aux environs de Mantoue. Ce contraste entre l’indécision, d’une part, et la hardiesse de l’autre, frappait l’égoïste prudence du roi de Sardaigne et le faisait incliner de jour en jour davantage du côté de l’Autriche. Il fut bientôt évident qu’il ne cherchait plus qu’un prétexte pour se dégager d’une parole imprudente et faire oublier une défaillance momentanée. Quand on cherche en ce genre, on finit toujours par trouver. C’est ce que pensa sans doute le ministre de la guerre, le comte Bogino, qui, ne doutant plus d’une rupture qu’il avait toujours désirée, se mit silencieusement à l’œuvre pour reprendre les opérations militaires, dès que la permission lui en serait donnée, en les inaugurant par un grand coup de surprise et d’audace.

Son plan (dont tous les historiens piémontais parlent avec admiration, presque comme d’une conception de génie) était de réunir les bataillons les plus alertes et les plus aisément disponibles qu’il eût à ses ordres, de mettre à leur tête un chef connu par sa résolution et son esprit d’entreprise, le baron de Leutrum, puis de les lancer à travers les lignes françaises, dans l’espoir de les faire arriver sous les murs d’Alexandrie avant que la place, déjà réduite aux horreurs de la famine, eût été contrainte à capituler. Quand on jette les yeux sur la carte, et qu’on examine la position respective des armées, on a peine à concevoir comment un dessein d’une si folle témérité avait pu passer par la tête d’un tacticien quelconque. L’accès d’Alexandrie, du côté de Turin, était défendu par une chaîne de places fortes, toutes occupées par les Français, qui y gardaient des garnisons respectables. En arrière, autour de Tortone, était campé le maréchal de Maillebois lui-même, avec le gros de ses troupes. C’était donc l’armée française tout entière que les agresseurs pouvaient trouver, au premier signal, en face d’eux. D’où venait à Bogino la hardiesse de tenter une pareille aventure ? Uniquement (il est impossible de le méconnaître) de la confiance que lui inspirait la recommandation donnée par d’Argenson à Maillebois de ne faire aucun mouvement tant que durerait la négociation pendante. On était sûr de trouver devant soi un adversaire qui avait promis de ne pas bouger ; l’essentiel était de le maintenir dans cette attitude passive, en lui laissant ignorer tout ce qui se passait en dehors de lui, jusqu’à ce qu’il ne fût-plus en mesure de se mettre en garde. Assurément, l’engagement n’étant pas réciproque, il était, dans la rigueur du droit, permis au gouvernement piémontais de prendre cette initiative sans prévenir ; mais s’il y