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son nom. D’Argensonr en recevant cette longue missive, n’y vit pas plus clair que son agent. Une seule chose le frappa : c’est que tout serait manqué si tout n’était pas fait au 1er mars, et qu’il fallait à tout prix avoir conclu avant cette fatale échéance.

L’impatience1 d’ailleurs le gagnait lui-même, et il avait plus d’une raison d’être pressé d’en finir : On attendait l’envoyé de Philippe V, le duc d’Huescar, qui voyageait lentement avec tout l’appareil d’une ambassade extraordinaire, comme s’il eut voulu protester par cette marche solennelle contre la décision précipitée qu’on avait prétendu arracher à son souverain. Louis XV, très mécontent de ce retard, tenait toujours bon, et répétait très haut, malgré les clameurs d’une partie de sa famille, et les répugnances de la plupart de ses ministres, qu’il n’écouterait aucune remontrance et ne ferait pas de concession. D’Argenson crut faire un coup de partie en profitant de cette disposition, pendant qu’elle durait, pour engager le souverain à fond, par un acte sur lequel il ne fût plus possible de revenir, et qui mît le duc d’Huescar, dès son arrivée, dans l’alternative de céder ou de se retirer immédiatement. C’est la seule explication qu’on puisse donner de la décision imprévue qu’il allait prendre. Dès le 17 février, c’est-à-dire, après avoir pris à peine le temps de jeter les yeux sur les pièces que Champeaux lui faisait tenir (émanées, nous l’avons vu, de la rédaction du ministre piémontais lui-même), il manda chez lui le comte de Montgardin et signa, au courant de la plume, le fameux armistice, objet de tous les vœux de la cour de Turin, sans y mettre ni une condition, ni une réserve, et en y laissant insérer un article spécial qui stipulait la levée immédiate du blocus d’Alexandrie. La seule précaution qu’il prît (et encore était-ce en fait plutôt qu’en droit, car l’acte lui-même n’en porte aucune trace), ce fut d’ajourner la publication jusqu’à l’arrivée à Paris de son gendre le comte de Maillebois, qu’il résolut d’envoyer en qualité de plénipotentiaire pour prendre la place de Champeaux et terminer tous les arrangemens définitifs. C’était au comte, après avoir pris connaissance de l’état des choses à Turin, à s’entendre avec le maréchal son père sur le moment où il conviendrait de mettre la suspension d’armes à l’ordre du jour des troupes françaises.

Ainsi nous passions d’un extrême à l’autre : entre la persistance obstinée dans des espérances chimériques, ou la concession précipitée d’un point capital, il y avait pourtant quelque intermédiaire à garder : quel contraste entre cette conduite saccadée et incohérente et la marche savante et calculée du cabinet de Turin[1] !

  1. Le texte du traité d’armistice, publié dans le Journal de d’Argenson, t. IV, 270, porte en post-scriptum sous ce titre : article séparé, une clause stipulant que l’armistice ne sera publié qu’après que le traité de paix définitive aura été conclu. Cet article ne se trouve pas dans l’instrument officiel conservé aux affaires étrangères, et, d’ailleurs, la suite des faits va prouver que rien de pareil n’avait été arrêté. Les incidens qui firent échouer la mission du comte de Maillebois n’auraient pas eu lieu si l’armistice n’avait dû être consenti que conditionnellement.