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attaqué d’une part en Suisse par les pasteurs, et de l’autre à Paris par les « philosophes, » il commença de croire à la réalité de la conspiration dont il ne s’était encore fait qu’une idée générale et vague. Il en chercha les preuves, il les trouva ; il vit l’univers conjuré contre lui ; son unique occupation devint de déjouer les complots dont il se croyait le but ; et la folie s’empara, pour ne plus la quitter, de cette belle intelligence.

Rien n’est plus pénible que d’en suivre dans ses Confessions, dans sa Correspondance, dans ses Dialogues, le fatal progrès, à peine entrecoupé de quelques mois de « rémittence » ou de tranquillité d’esprit. Lisez la lettre du 8 septembre 1767 à son ami du Peyrou. Il est au château de Trye, près de Gisors, que le prince de Conti a mis à sa disposition. « Où aller, où me réfugier ? où trouver un plus sûr abri contre mes ennemis ? Où ne m’atteindront-ils pas, s’ils m’atteignent ici même ? .. Si l’on ne voulait que s’assurer de moi, c’est ici qu’il me faudrait laisser, car j’y suis à leur merci, pieds et poings liés ; mais on veut absolument m’attirer à Paris. Pourquoi ? Je vous le laisse à deviner. La partie est sans doute liée : on veut ma perte, on veut ma vie, pour se délivrer de ma garde une fois pour toutes. Il est impossible de donner à ce qui se passe une autre explication… Mon Dieu ! si le public était instruit de ce qui se passe, quelle indignation pour les Français ! »

Une autre lettre, datée de 1770, est plus caractéristique encore. On y surprend la folie en quelque sorte à l’œuvre, et la conception délirante en flagrant délit de formation. « Quoique ma pénétration, naturellement très mousse, mais aiguisée à force de s’exercer dans les ténèbres, me fasse deviner assez juste des multitudes de choses qu’on s’applique à me cacher, ce noir mystère, — celui de la conspiration, — est encore enveloppé pour moi d’un voile impénétrable. Mais à force d’indices combinés, comparés, à force de demi-mots échappés et saisis à la volée, à force de souvenirs effacés qui, par hasard, me reviennent, je présume Grimm et Diderot les premiers auteurs de la trame. Je leur ai vu commencer il y a plus de dix-huit ans des menées auxquelles je ne comprenais rien, mais que je voyais certainement couvrir quelque mystère… A quoi ont abouti ces menées ? Autre énigme non moins obscure. Tout ce que je puis supposer le plus raisonnablement est qu’ils auront fabriqué quelques écrits abominables qu’ils m’auront attribués… Il est aisé d’imaginer comment M. de Choiseul s’associa, pour cette affaire particulière, avec la ligue, et s’en fit le chef, ce qui rendit dès lors le succès immanquable, au moyen des manœuvres souterraines dont Grimm avait probablement fourni les plans. »

On me pardonnera de citer tous ces textes, qui sont sans doute connus qu’on a plus d’une fois cités, mais dont il semble, en vérité, qu’on ne tienne pas compte quand il est question de Rousseau.