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où elles se forment, » la réalité du monde et de la vie n’a plus bientôt de mesure pour lui que l’impression qu’il en reçoit. C’est le signe, ou plutôt c’est la définition même de la folie.

Mais ce n’est pas tout encore. Ni les hommes de lettres, ni les artistes ne passent ordinairement pour être heureux du succès de leurs confrères ; et, on peut bien l’avouer, puisqu’il y a trois mille ans qu’on a fait observer qu’il en était de même dans la corporation des potiers. C’étaient des confrères qui avaient monté contre Racine la cabale de Phèdre ; c’étaient des confrères qui venaient en ce temps-là d’obliger Voltaire à partir pour Berlin ; c’étaient naturellement des confrères aussi que devait exaspérer le bruit étourdissant du succès de Rousseau ; et Voltaire tout le premier. On sait comment il a parlé de la Nouvelle Héloïse, dans une brochure qu’il fit signer par le marquis de Ximénès ; et, non-seulement dans sa Correspondance, mais en vingt endroits de ses œuvres, à peine a-t-il chargé Rousseau d’injures moins grossières que celles dont il accablait Fréron. Réconciliés avec lui par le péril commun, Diderot, ce faux bonhomme ; Grimm, ce faux baron ; d’Alembert, Marmontel et généralement tous les garçons de la « grande boutique encyclopédique, » suivirent le signal que Voltaire donnait du fond de sa retraite. Si bien qu’en même temps que sa réputation grandissait, Rousseau voyait grossir le nombre de ses critiques, de ses adversaires, de ses ennemis. Et de là — pour une imagination déjà surexcitée comme la sienne, pour un orgueil comme celui dont nous venons de dire les premiers mobiles et le perpétuel aliment — à se représenter une conspiration formée contre sa réputation, son honneur d’homme, son repos, sa vie même, il n’y avait qu’un pas. L’affaire de l’Émile, en 1762, allait le lui faire franchir.

Cette affaire de l’Émile est obscure, mais ce n’est pas aujourd’hui le temps de l’éclaircir. Disons donc seulement que la condamnation du livre par le parlement de Paris, suivie d’un décret de prise de corps contre l’auteur, en obligeant Rousseau de quitter la France ; et le brûlement du Contrat social, à Genève, en lui fermant sa patrie, le rejetaient à cette existence vagabonde et précaire dont quinze ans de séjour à Paris l’avaient déshabitué. Sans asile et sans fortune ; âgé de cinquante ans ; embarrassé de sa Thérèse, la plaie saignante de son orgueil, le démenti vivant de ses doctrines, l’opprobre de sa vieillesse ; expulsé d’Yverdun, où il s’était réfugié d’abord ; « attaqué dans toute l’Europe avec une fureur qui n’eut jamais d’exemple ; » traité d’ « impie, d’athée, de forcené, d’enragé, de bête féroce, de loup, » le peu de bon sens qui lui restait encore sombra du coup dans cette aventure. Son exaltation ordinaire, contenue jusqu’alors par la nécessité de s’accommoder au monde, se donna librement carrière. En comparant ses intentions, qu’il trouvait bonnes, aux effets qui les avaient suivies ;