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mieux aimé être oublié de tout le genre humain que d’être regardé comme un homme ordinaire. » La folie lui eût paru un excellent moyen de se tirer de l’ordinaire.

Malheureusement pour lui, si cette sensibilité, — cette hyperesthésie, pour mieux dire peut-être, — se liait d’une part à cette force d’imagination qui l’accompagne d’ordinaire, il était bien difficile d’autre part qu’elle ne produisît pas en lui ses effets habituels, dont ce n’est pas le moins fâcheux que de désorganiser d’abord, d’affaiblir ensuite, et finalement d’anéantir le pouvoir de la volonté. « Je n’ai de volonté que pour ne pas vouloir, » disent fréquemment les lypémaniaques, et on remarquera qu’ils ne font que traduire en s’exprimant ainsi, un mot célèbre de saint Augustin : Volens, que nollem perveneram. À force de vouloir, dans le sens familier mais superficiel du mot, c’est-à-dire à force de suivre les impulsions du désir ou de la sensibilité, nous en arrivons à ne plus pouvoir les dominer, c’est-à-dire à ne plus vouloir, au sens moral, au vrai sens du mot.

Sur ce point, je renverrais volontiers le lecteur aux travaux des aliénistes contemporains, ou encore au livre de M. Ribot sur les Maladies de la volonté, si ce n’était un philosophe, un métaphysicien même, puisque c’est Malebranche, dans sa Recherche de la vérité, qui a peut-être le mieux mis en lumière et le plus ingénieusement expliqué ce rapport de la force de l’imagination avec la dépression de la volonté. « Ce n’est pas un défaut, dit-il, que d’avoir le cerveau propre pour imaginer fortement les choses, et recevoir distinctement des images très distinctes et très vives des objets les moins considérables… Mais lorsque l’imagination domine sur l’âme, et que, sans attendre les ordres de la volonté, ces images s’impriment par la disposition du cerveau et par l’action des objets… il est visible que c’est une très mauvaise qualité et une espèce de folie. » Si l’auteur des Confessions a jamais lu ces lignes, il a pu s’y reconnaître. Mais s’il avait médité toute cette partie du livre delà Recherche de la vérité, sur « la communication contagieuse des imaginations fortes, » il se serait trouvé sans doute moins différent des autres hommes. Et nous, nous comprenons pourquoi les hommes du XVIIe siècle en général se sont défiés des sens et de l’imagination. C’est qu’ils ont bien vu que, de s’asservir au monde extérieur, c’était comme abdiquer le gouvernement de sa machine et se démettre de sa volonté. On aurait peine à en donner un plus mémorable exemple ou un plus significatif que celui de Rousseau ; et, le manque d’éducation morale, avec l’excès de la sensibilité, concourant ensemble pour énerver en lui le ressort de la résistance, la folie ne pouvait guère trouver nulle part de terrain plus favorable ou de « sujet » mieux préparé.

Joignez maintenant les circonstances, et d’abord celles qui