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d’innocence… On verra que notre Jean-Jacques, malheureusement, a des origines un peu troubles et limoneuses. » C’est donc à tort que Saint-Marc Girardin, dans son Jean-Jacques Rousseau, s’est jadis avisé de vouloir disputer au futur époux de Thérèse Levasseur, pour en faire un fils de bourgeois, ses origines plébéiennes. Non-seulement par leur situation de fortune, — ce qui ne signifierait rien, — mais par leur éducation, par leurs goûts, par toutes leurs habitudes, père et mère, oncles et tantes, les parens de Jean-Jacques étaient peuple, au sens fâcheux du mot ; et lui-même devait mettre, on le sait, une vanité singulière à le demeurer toute sa vie. Nous naissons pourtant où nous pouvons ; et il ne faut pas rougir, comme disait l’autre, d’avoir été bercé sur les genoux d’une duchesse, mais pourquoi se glorifierait-on d’être né dans une arrière-boutique ? C’est le premier trait du caractère de Rousseau, celui qui le distingue d’abord des écrivains de son temps, tous bourgeois ou presque tous, quelques-uns mêmes de l’ancienne marque, et dont le premier soin, quand ils ne le sont pas, est de se vêtir, de se tenir, de se conduire surtout, de parler, et d’écrire comme s’ils l’étaient.

Les origines étaient « troubles » : l’éducation fut déplorable. Mis en apprentissage, à treize ans, chez un graveur en horlogerie, c’est Rousseau qui nous dit lui-même que « les goûts les plus vils et la plus basse polissonnerie » succédèrent pour lui aux « aimables amusemens » de la première enfance. Abandonné de son père et des siens, il quitte l’atelier, deux ou trois ans plus tard, pour s’en aller à l’aventure, sans argent ni moyen d’en gagner, sans profession ni recommandation, vagabonder de ville en ville, changeant de religion pour un morceau de pain et prêt à tous les métiers pour vivre. C’est alors qu’il connaît la dégradante promiscuité de l’office et de la cuisine, la familiarité de la valetaille, l’amical tutoiement des laquais et des filles de chambre ; que Mlle Giraud le convoite, et qu’il voyage aux frais de Mlle Merceret ; — si toutefois il n’en a pas menti, car, autant de faits que l’on vérifie dans les douze livres de ses Confessions, presque autant y trouve-t-on de mensonges ou d’erreurs.

Il ment, par exemple, quand il nous dit, dès la deuxième page de ses Confessions, que Gabriel Bernard et Théodore Rousseau, son oncle et sa tante, se marièrent le même jour qu’Isaac Rousseau et Suzanne Bernard, son père et sa mère : ils se marièrent cinq ans plus tôt, « après avoir anticipé de sept mois sur le mariage, » disent les Registres du Consistoire, et son cousin Bernard naquit huit jours après la noce. Il ment, quand il dit que son père « ne se consola jamais » de la perte de sa mère : on se console quand on convole ; et son père se remaria. Il ment quand il parle ailleurs du « ministre Bernard, » le père de sa mère, et son grand-père, à lui, par conséquent : le