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morts, me défendre du froid, donner à la veuve un asile, consoler la mère sans enfans ? Arrière ! avec votre vengeance. Placez sur le char le père et le fils, venez, nous les ramènerons chez nous. » Là-dessus, à peine des frissons d’orchestre, annonçant quelque chose de grand. Et voici que se développe une marche funèbre très simple, très belle, rythmée par les batteries monotones des tambours alternés avec les timbales. C’est plus que le deuil d’un époux et d’un fils que semble mener cette femme, c’est le deuil de la patrie entière.

La déclamation reprend et la musique aussitôt s’apaise, ne jetant plus que des appels lointains au travers du récit. « Menez lentement le char. Einar faisait ainsi… Les chiens ne bondiront plus, joyeux, à sa rencontre ; ils hurleront et marcheront la queue traînante. » Les sonneries de cuivre prennent plus de force et la voix s’élève pour les dominer. « Les chevaux dresseront les oreilles, hennissant de joie à la porte de l’écurie, avides d’entendre la voix d’Eindride ; mais cette voix, on ne l’entend plus. On n’entend plus dans la galerie les pas d’Einar ordonnant à tous de se lever… car c’était le maître ! » Et quand à ces mots, ou plutôt à ce cri de désespoir et d’orgueil, lancé à pleine voix, la marche funèbre éclate, elle aussi à plein orchestre, on sent que celui qui vient de mourir était vraiment le maître !

Une fois encore, et pour toujours, les sonorités s’éteignent. « Les grandes salles, je les fermerai ; je renverrai les gens, je vendrai bétail et chevaux et je m’en irai vivre seule… Allez lentement, achève Bergliot, d’une voix qu’étouffent les larmes, nous serons assez tôt chez nous. » Et sur ces dernières paroles, sur un retard vraiment admirable des suprêmes accords, un lambeau de la marche funèbre retombe comme les plis ramenés d’un linceul.

Une telle scène est comparable à la fameuse marche funèbre du Crépuscule des Dieux. Sans aucun des prestiges du théâtre, par la seule puissance de la poésie et de la musique, elle évoque aussi des visions d’âges héroïques et primitifs, de personnages surhumains, à la fois paysans et guerriers, de foules éplorées, suivant à travers la campagne, avec des clameurs de deuil, un char antique aux roues de bois massif, dont l’essieu crie sous le poids de cadavres géans. Il n’y a rien de pareil dans l’œuvre entier de M. Grieg et nous sommes heureux de pouvoir finir avec lui par une page grandiose. Autour du musicien de Norvège, on a fait trop de bruit, et trop peu. Les uns l’ont exalté, les autres l’ont rabaissé outre mesure. On l’a comparé, opposé à nos compatriotes. On a déclaré tantôt qu’il les dépassait de toute la tête, tantôt qu’il ne leur venait pas à la cheville. Mieux vaut admirer en lui-même, et sans parallèle, un artiste aussi personnel que M. Grieg, lui reconnaître beaucoup de talent et peut-être une fois au moins, dans Bergliot, quelque chose de plus.


CAMILLE BELLAIGUE.