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Sagas, les Eddas, toute la mythologie et la cosmogonie allemande ou Scandinave. L’Olympe est démodé, et le Walhallala remplace dans la faveur des musiciens sérieux. Wagner a donné l’exemple, et nous, qui tâchons toujours de chausser les bottes des géans, nous nous sommes épris des fables et des héros polaires, de Sigurd notamment, à la légende duquel un jeune archiviste, mélomane autant que paléographe, a récemment consacré un intéressant volume[1]. Il s’y montre plein d’une sereine pitié pour l’ignorance et la légèreté des critiques superficiels étrangers au Nibelung-Not, aux récits du prêtre suédois Sœmund le Sage, qui vivait à la fin du XIIe siècle, ou de Snorri, qui « aurait vécu » à la fin du XIIe. Je vous passe la généalogie des Aases et la fondation, au bord du lac Mælar, de la ville de Sigtuna, parce qu’en français tout cela ne dit pas grand’chose. Ce n’est vraiment joli qu’en allemand et surtout, paraît-il, en islandais.

Mais où vais-je m’égarer ? L’histoire de Bergliot n’a rien de mythologique, rien que de simplement et de profondément humain. En voici le résumé. Lorsque Bergliot, femme d’Einar Tambarskelve, apprit dans l’hôtellerie de la ville où elle était restée, le meurtre de son époux et de son fils, elle alla aussitôt à la demeure royale où se trouvait l’armée des paysans et les excita à combattre. Mais le roi Harald, l’ennemi, s’enfuit sur le fleuve à force de rames, et Bergliot alors ne put que remplir l’air de ses lamentations vaines. « O paysans, criait-elle, ô paysans, entendez-moi ! Ils ont tué mon époux, lui, pendant cinquante ans le trône de mes pensées ! Ce trône est renversé, et près de lui notre unique fils, notre unique espérance ! C’est le vide, à présent, entre mes deux bras. Pourrai-je jamais les élever pour la prière ? Où irai-je maintenant sur terre ? Si je pars pour une région étrangère, hélas ! je regretterai le pays où nous vivions ensemble… » Et longtemps ainsi, veuve et mère désolée, Bergliot poursuit son imprécation d’une grandeur parfois eschylienne. L’orchestre souligne chaque parole d’une phrase brève, mais expressive, d’un accord douloureux ou irrité. Le compositeur, préoccupé avant tout d’une déclamation juste, a été parfois jusqu’à marquer au milieu d’une mesure la place exacte d’une phrase, d’un mot ou d’un cri. C’est même là d’abord le seul intérêt de l’œuvre, et l’on ne tarde guère à s’en lasser ; on attend, on désire autre chose : mais heureusement une péroraison magnifique va venir et nous saisir au cœur. « Vengeance ! » criait tout à l’heure la reine. Et tout à coup, avec un brusque revirement, une soudaine détente de l’âme, que le musicien, soit dit en passant, aurait peut-être dû marquer davantage : « Qui parle de vengeance ? murmure Bergliot apaisée et seulement plaintive. La vengeance peut-elle éveiller mes

  1. La Légende de Sigurd dans l’Edda, l’Opéra de E. Reyer, par M. Henri de Curzon, 1 vol. ; Fischbacher.