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vaillamment au travail et resta l’élève du Conservatoire de Leipzig jusqu’en 1862. Il en sortit incertain, troublé, rebuté par la discipline allemande, trop rude pour lui, et se cherchant encore. C’est à Copenhague, grâce à la bienveillance et à la direction libérale de Niels Gade, le premier des maîtres Scandinaves, que le jeune homme finit par se trouver lui-même. A Copenhague, au milieu des écrivains et des artistes du nord, notamment auprès de Nordraak, le musicien de Marie Stuart, mort jeune, comme notre Bizet, et qui promettait comme lui, la personnalité d’Edward Grieg put se développer et s’épanouir. En 1866, après un hiver passé à Rome, il revint s’établir à Christiania. Il ne fit qu’y végéter, malgré l’appui du poète Bjoernson. En 1870, il retourne à Rome, où Liszt, charmé de son concerto, le félicite et l’encourage. C’est de la période de 1870-1880 que datent la plupart des œuvres de M. Grieg, ses nombreux voyages et ses grands succès à l’étranger. Il est déjà venu à Paris en 1877, mais, malgré les efforts de Mme Viardot et de M. de Bériot qui exécuta, au concert Pasdeloup, le concerto pour piano, le musicien de Norvège ne reçut pas alors l’accueil que nous venons de lui faire. Aujourd’hui, mais aujourd’hui seulement, l’attention publique s’est éveillée. A l’étranger qui nous revient, nous avons enfin demandé avec curiosité : Que nous apportez-vous ? Comme votre ciel a d’autres teintes que le nôtre et votre soleil d’autres rayons, la vague et la brise, là-bas, ont-elles d’autres murmures ? Soyez le bienvenu, si vous devez nous révéler l’âme de votre race et nous chanter des chants nouveaux.

Du nouveau, M. Grieg nous en a fait entendre. Sa musique ne ressemble ni à la nôtre, ni à celle de nos voisins les Allemands, ni à celle des voisins de nos voisins, les Russes. Avec moins de science, moins d’intérêt technique, une facture moins adroite et des procédés moins ingénieux, elle a beaucoup de poésie, de charme et de simplicité. Ce qui manque le moins chez M. Grieg, c’est ce qui, chez tant d’autres, manque le plus : l’idée. Avant tout, demandait un jour Henri Heine, avez-vous l’idée d’une idée ? Qu’est-ce qu’une idée ? Et il cite un tailleur qui trouvait quelques bonnes idées dans une redingote, une blanchisseuse qui se plaignait qu’un pasteur eût mis des idées dans la tête de sa fille, un cocher enfin qui grommelait en toute occasion : Une idée, c’est une idée ! Si l’on demandait au cocher en question ce qu’il entendait par là, il grommelait de plus belle : Eh bien ! eh bien ! une idée, c’est une idée.

Surtout en musique, il est malaisé d’être plus explicite que le cocher de Heine. Mais, faute de définir le mot, on ne laisse pas d’entendre la chose ; et l’autre jour, par exemple, à la Société nationale, on a parfaitement saisi la différence entre un quatuor de M. Grieg, où les idées abondent, et un autre quatuor d’un autre compositeur, que nous