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jusqu’aux rives supérieures du Pô, ils devaient passer sur le corps des Espagnols, déjà maîtres de la Lombardie : la capacité des généraux autrichiens n’était pas assez éprouvée pour qu’on pût attendre d’eux, ni une victoire certaine, ni une marche prompte et facile. Les Français, au contraire, étaient encore campés en plein Piémont, en possession de toutes les places fortes (sauf Alexandrie, dont les jours étaient comptés) ; ils pouvaient d’une heure à l’autre, apparaissant devant Turin, mettre la main sur la capitale et sur le souverain. Dans cette alternative vraiment alarmante, Charles-Emmanuel rassembla son conseil des ministres et demanda à chacun son avis par écrit. La trace de cette délibération solennelle est ainsi conservée dans les archives de Turin.

Les sentimens furent partagés : le ministre de la guerre, le comte Bogino, qui passait pour avoir été hostile dès le début à toute la négociation, insista pour le parti le plus décisif. Point de changement, ni dans le fond, ni dans la forme à l’acte du 26 décembre. C’était à prendre ou à laisser. — Un autre des conseillers, le marquis de Borzeglio, inclina au contraire à la concession et à la faiblesse : à tout prix, il fallait, suivant ce prudent personnage, sauver Alexandrie et préserver Turin d’un coup de main. On verrait ensuite, si, en prévenant l’Autriche et l’Angleterre, on ne pourrait trouver moyen de se dégager des paroles données. Gorzegue, suivant une voie intermédiaire, proposa de consentir à une rédaction nouvelle des engagemens du 26 décembre, pourvu qu’elle fût rigoureusement conforme au programme primitif et qu’on n’y fît place à aucune condition supplémentaire. Il exigeait de plus que cette fois la convention fût définitive, et que la suspension d’armes en fût la suite immédiate. Ce fut l’opinion qui prévalut. Dans les situations difficiles, les termes moyens, sans satisfaire tous les esprits, rallient habituellement tous les suffrages[1].

La marche indiquée par Gorzegue, d’ailleurs, bien que conciliante en apparence, était en réalité plus adroite et même plus insidieuse qu’elle n’avait l’air : car il était clair que Champeaux n’avait pas les pouvoirs nécessaires pour modifier lui-même le texte nouveau qu’il avait apporté, et moins encore pour notifier aux généraux français l’injonction de suspendre les hostilités. Tout revenait donc en définitive à renvoyer une troisième fois l’affaire à Paris. C’est effectivement à quoi, après quelque débat, il fallut bien se résoudre, et Champeaux ne voulant pas même, de crainte de nouveaux malentendus, se faire l’interprète des volontés du cabinet piémontais, ce fut Gorzegue qui se chargea de les formuler

  1. Carutti : Histoire de Charles-Emmanuel. t. III, p. 312 et suiv.