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mouvement, se frappe, à coups redoublés, d’un couteau à découper escamoté au réfectoire[1]. Cependant, le râle de l’agonie, le bruit du sang qui tombe sur les dalles, éveillent ses compagnons ; mais quel secours apporter ? Rien à attendre du dehors, aucun moyen de se procurer de la lumière ; ils se lèvent cependant, se jettent à genoux, prient pour l’infortuné, et regagnent leurs lits, couverts de son sang. Clavière avait pour camarades de chambrée l’évêque Lamourette, un ancien prieur de Solesmes, le peintre de portraits Boos, un tailleur de Paris et Beugnot ; il était matérialiste, les deux prêtres fort pieux, le tailleur protestant, l’artiste, rien du tout : tous s’accordaient fort bien. Lamourette, qui avait tenu la plus noble conduite pendant le siège de Lyon, se mettait de moitié dans les bonnes œuvres d’un autre détenu, l’abbé Eymeri, ancien supérieur de Saint-Sulpice ; avant de comparaître devant le tribunal, il chargea Beugnot de publier la rétractation de son serment à la constitution civile du clergé.

La femme d’état de la Gironde, celle qui se flatta de diriger ce parti avec sa plume, comme d’autres prétendirent régner avec un éventail, qui ne voyait dans ce monde d’autre rôle pour elle que celui de Providence, qui prit ses enthousiasmes pour des principes, les élans de son imagination pour des règles de bon sens, ses haines pour des raisons, l’amante idéale de Buzot, qui ne craignait pas d’avouer à son vénérable mari cette passion qu’elle eut tant de peine à contenir dans les bornes platoniques, Mme Roland, demeura de longs mois en prison, comme cette reine de France, comme ce roi qu’elle avait détestés, calomniés, comme ce jeune dauphin dont l’agonie au Temple fut un des grands crimes de la révolution et servit de prétexte à tant d’impostures. Ses yeux, interprètes et miroirs de son âme, la pureté, la grâce et l’élégance de sa parole, l’harmonie de sa voix, son esprit, son instruction, son éloquence pénétrante lorsqu’elle parlait de la liberté, des devoirs de mère et d’épouse, l’énergie de son caractère, tout contribuait à

  1. Beugnot trouva aussi à la Force Garat, l’un des premiers commis du Trésor : « Lui seul connaissait à fond le mécanisme de cette grande machine, et le député Cambon, qui prétendait la diriger, avait demandé aux comités de gouvernement de lui rendre Garat, dont il ne pouvait pas se passer. Les comités le lui avaient refusé ; mais pour concilier les besoins du Trésor avec la détention de Garat, chaque matin deux gendarmes venaient le prendre à la Force, le conduisaient au Trésor, où il travaillait toute la journée, et le ramenaient coucher en prison. De plus, on lui avait imposé la loi de n’introduire dans la prison ni journaux ni nouvelles, et l’homme, assez peu communicatif de sa nature, était très fidèle à sa consigne. Mais le jour où se répandit à Paris la nouvelle de la bataille de Fleurus, il n’y tint pas et nous éveilla pour nous la communiquer. Je m’écriai après l’avoir entendu : « Nous sommes sauvés ! la Terreur ne peut pas se traîner à la suite de la victoire. » — (Beugnot, t. Ier, p. 273.)