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Villette, touché de ces considérations (qui en ce moment-là paraissaient encore sans réplique), avait promis de s’en rendre l’interprète et il allait même jusqu’à garantir qu’on y aurait égard à Londres, le roi d’Angleterre n’ayant jamais voulu que le bien de son allié et non sa perte. Sur quoi, Charles-Emmanuel, un peu soulagé, s’était empressé de dire qu’après tout rien n’était définitif, et que les deux souverains amis trouveraient toujours bien quelque moyen de maintenir entre eux une correspondance secrète qui leur permît de veiller à leurs intérêts communs. Bref, il était clair que ce que le cabinet piémontais cherchait avant tout, c’était la suspension d’armes, qui le dégagerait d’un danger pressant, et qu’une fois cette délivrance d’un péril immédiat obtenue, il espérait pouvoir reprendre sa liberté pour en faire usage dans le sens où la fortune des combats lui ferait espérer de rencontrer meilleure chance et plus de profit[1].

On peut juger, dès lors, combien Champeaux fut mal reçu quand il lui fallut convenir qu’au lieu de l’armistice attendu et de l’assentiment promis de l’Espagne, il n’apportait qu’un nouvel instrument diplomatique à rédiger et à débattre. Le mécompte était grand, et Gorzegue ne se fit pas faute de le laisser voir. Cependant, s’il n’eût été question, comme Champeaux se hâta de l’assurer, que de traduire en termes plus précis des points déjà accordés, un changement de forme n’altérant pas le fond n’aurait pas donné prétexte à une contestation sérieuse.

Mais la lecture du document apporté par Champeaux fit voir qu’il était loin d’en être ainsi et qu’il s’agissait de toute autre chose que de donner une tournure différente à des idées convenues. Des dispositions y étaient insérées, non pas nouvelles (ce qui eût pourtant été grave), mais au contraire déjà discutées et écartées : ainsi les deux premiers articles consacraient bien le partage territorial, tel que l’acte

  1. Villette, ministre d’Angleterre à Turin, au duc de Newcastle, 31 décembre 1746 et 3 janvier 1747. (Correspondance de Turin. — Record office.) — Cette étrange communication faite au ministre d’Angleterre d’une négociation qui était un véritable manque de foi envers le gouvernement britannique parait avoir été ignorée de l’historien de Charles-Emmanuel III, M. Carutti, et de l’historien de Marie-Thérèse, M. d’Arneth. Je n’en avais trouvé la trace que dans un écrit du comte Selopis, intitulé : Delle relazioni politiche tra la dinastia di Savoia ed il governo britannico (1240-1815. — Turin, 1853, p. 82, 164). C’était un des points que j’aurais eu particulièrement à cœur de vérifier dans les documens des archives de Turin, dont la communication m’a été refusée. J’y ai suppléé par la dépêche anglaise, consultée et copiée au Record office de Londres. Il résulte de la dépêche de M. Villette qu’il eut connaissance des moindres détails de la mission de Champeaux, du déguisement que cet agent avait pris, du faux nom qu’il portait, et qu’il put prendre lecture de ses notes. On se demande alors qui Charles-Emmanuel espérait tromper, de George Ier ou de Louis XV, et si c’était à Londres et à Paris que ses agens étaient chargés soit de mentir, soit de dire la vérité.